Sainte-Marthe-sur-le-Lac, 27 avril 2019.

Dans quelques heures, la digue qui protège 2500 maisons va céder. Des torrents d’eau vont s’engouffrer dans la brèche pour dévaster, en quelques minutes, le tiers de la municipalité.

Mais ça, les résidants ne le savent pas encore. À la demande de la Ville, ils s’activent à rehausser la digue.

« On est une centaine de personnes. On se passe des sacs de sable. Mes enfants participent », raconte Alain Jutras, père d’une adolescente et de deux jeunes adultes.

Caroline Calvé fait partie de la chaîne humaine, comme ses deux garçons de 8 et 9 ans. « À 17 h, on a les deux pieds à l’endroit même où la digue va céder. On n’a aucune idée du risque auquel on est exposés. »

Ce soir-là, les bénévoles rentrent chez eux avec le sentiment du devoir accompli.

Peu après 19 h, des sirènes retentissent. L’armée débarque. Des hélicoptères survolent le quartier. « C’est la panique générale. Tout le monde court à droite et à gauche », raconte Christian Hardy, père de quatre jeunes enfants.

« La peur transpire, dit Caroline Calvé. On voit dans le visage des policiers, des pompiers, qu’ils ont peur eux-mêmes. C’est un scénario de film catastrophe. »

Alain Jutras se sent comme dans un pays en guerre.

On barre la porte en se disant : “À la grâce de Dieu.” On s’en va sans savoir de quoi le lendemain sera fait.

Alain Jutras

Sans savoir à quel point ce sera dur.

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Les sinistrés de Sainte-Marthe-sur-le-Lac comptent les jours depuis la catastrophe qui a bouleversé leur vie, leurs certitudes et leur sentiment de sécurité. Ils en sont à 68.

Soixante-huit jours à ne pas savoir de quoi demain sera fait.

Ils seront nombreux, ce soir, à l’assemblée publique organisée par le gouvernement. Ils veulent se faire entendre.

Ils refusent de sombrer dans l’oubli.

Le 17 juin, Québec a annoncé un moratoire sur la reconstruction dans les territoires touchés par les crues printanières… à l’exception de Sainte-Marthe-sur-le-Lac.

On reconstruira la digue, plus haute, plus solide. Les sinistrés pourront reprendre leur vie comme avant.

Le problème, c’est que bon nombre d’entre eux n’en ont pas la moindre envie. Tout ce qu’ils veulent, c’est partir.

« La maison, c’est le refuge ultime, dit Caroline Calvé. Dans la nôtre, nous ne nous sentons plus en sécurité. Mon fils a vu son lit flotter, toucher le plafond… »

Christian Hardy a nettoyé les dégâts au sous-sol. Mais il refuse d’y réaménager les chambres des enfants en leur promettant qu’il n’y a plus de danger. « Je n’y crois pas moi-même. »

« Notre sentiment de sécurité s’est brisé en même temps que la digue. »

Rien ne pourra colmater la brèche par laquelle s’engouffrent désormais leurs angoisses.

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND, LA PRESSE

Les familles de Caroline Calvé, d’Alain Jutras et de Christian Hardy, sinistrées de Sainte-Marthe-sur-le-Lac

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Christian Hardy et sa femme projetaient de se rapprocher de Montréal. Ils venaient de signer une offre d’achat conditionnelle à la vente de leur maison quand la digue s’est rompue.

Évidemment, ils n’ont jamais vendu. Aujourd’hui, ils sont piégés dans un quartier où ils ne souhaitent plus vivre.

Avec la terrible impression d’avoir été floués.

Quand ils ont acheté leur maison en 2012, le certificat de localisation stipulait en toutes lettres qu’elle n’était pas située en zone inondable. Comment se fait-il que, sept ans plus tard, ils aient dû accoster leur perron en chaloupe ?

Ils savent maintenant qu’il y avait un vice caché. La digue.

Avant sa construction, à la fin des années 70, il n’y avait dans le secteur qu’une poignée de chalets, souvent inondés par les crues printanières.

Quand on a construit la digue, on a aussi exclu le secteur des cartes de zones inondables. Aussitôt, les maisons se sont mises à pousser comme des champignons.

Depuis 20 ans, la population de Sainte-Marthe-sur-le-Lac a plus que doublé, passant de 8300 à 18 000 habitants.

C’est bien beau et bien payant, le développement domiciliaire, mais le secteur dévasté en avril n’aurait jamais dû être désigné zone non inondable.

Le principe de précaution exige que les ouvrages de protection soient « transparents » sur les cartes. Qu’on ne tienne pas compte des digues, des écluses et des barrages. Au cas où ces ouvrages céderaient, justement.

Aujourd’hui, Christian Hardy se sent victime « d’une imposture qui a duré plus de 40 ans ».

En juin, des experts de la Communauté métropolitaine de Montréal ont suggéré de mettre un terme à cette imposture et de réintégrer le quartier dévasté de Sainte-Marthe-sur-le-Lac à l’intérieur des zones inondables.

La mairesse s’y oppose, sous peine de perdre des centaines de résidants. Québec devra trancher.

En attendant, les sinistrés ragent de ne jamais avoir été avisés des risques courus.

« Nous n’étions pas équipés. Nos sous-sols n’étaient pas aménagés pour ça, dit Caroline Calvé. C’était des sous-sols finis, avec des pièces essentielles. »

Comme les chambres des enfants.

On est chanceux que la digue n’ait pas cédé en pleine nuit.

Caroline Calvé

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Caroline Calvé se sent piégée, elle aussi.

Le gouvernement du Québec offre 200 000 $ aux sinistrés prêts à quitter leur résidence, mais seulement si l’évaluation des dommages dépasse 100 000 $ ou 50 % de la valeur de la propriété.

Le bungalow de Caroline Calvé est trop modeste, et les dommages sont insuffisants pour qu’elle puisse bénéficier de l’offre.

Impossible pour elle de vendre ; la valeur de sa maison s’est effondrée. Les banques lui refusent le moindre prêt. Elle est coincée. Prisonnière de sa maison et d’un quartier qui lui donnent des cauchemars.

Parmi les 6000 sinistrés de Sainte-Marthe-sur-le-Lac, beaucoup sont prêts à rebâtir. Mais beaucoup d’autres, comme Caroline Calvé, se sentent condamnés à rénover.

Ces familles aimeraient avoir le choix de rester ou de partir… sans courir à la ruine.

Ça s’est déjà vu, ailleurs. Au New Jersey, après le passage dévastateur de l’ouragan Sandy, en octobre 2012, le gouvernement a racheté 735 propriétés situées en zone inondable. Il en a démoli 593 pour rendre à la mer les terrains laissés vacants.

Dans Staten Island, à New York, un programme semblable a permis à 310 des 319 propriétaires d’Oakwood Beach de battre en retraite face à l’inexorable montée des eaux.

Dans les deux cas, les autorités n’ont pas cédé au vieux réflexe de rebâtir après une catastrophe, préférant laisser la nature reprendre ses droits.

Elles ont surtout permis aux familles de s’en sortir en leur offrant une indemnisation basée sur la valeur de leur maison avant le passage de l’ouragan.

Ça n’arrivera pas au Québec. « Le gouvernement n’a pas l’intention de modifier les sommes prévues dans le programme général d’indemnisation », m’a écrit hier Amélie Paquet, attachée de presse de la ministre de la Sécurité publique.

Ça se défend, bien sûr. Après tout, la capacité de payer des contribuables n’est pas illimitée.

On peut tout de même se demander si, à tout prendre, ces mêmes contribuables ne préféreraient pas payer une seule fois pour un programme comme celui du New Jersey… plutôt que de financer encore et encore la reconstruction de propriétés en zones inondables.

Les familles du New Jersey ont eu le choix. C’est ce qui manque cruellement à celles de Sainte-Marthe-sur-le-Lac.

« C’est ça qui est difficile, confie Christian Hardy. Je ne peux pas concevoir de ramener toute ma famille dans cette maison. Je refuse qu’on me force à acheter un billet pour le Titanic. »