Un mouvement attire votre attention sur le bas-côté de la route. Avant que vous n’ayez réalisé qu’il s’agit d’un animal, le cerf de Virginie a déjà bondi devant votre voiture. Le nombre de ces collisions a explosé au Québec ces dernières années. Entre autres facteurs, la pression du développement urbain sur l’habitat animal. Des solutions sont à l’étude.

30 000 cerfs heurtés sur les routes du Québec

Le nombre de collisions impliquant des cerfs de Virginie a bondi de 50 % de 2012 à 2017. Au cours de cette période, pas moins de 30 000 cerfs ont été heurtés sur les routes. Le cheptel n’a pas augmenté, mais le nombre de véhicules en circulation, lui, est en croissance.

Quatre collisions

PHOTO FOURNIE PAR DANIEL FORTIER

Daniel Fortier, formateur en sécurité routière pour CAA-Québec, a happé quatre cerfs de Virginie depuis 2003.

Daniel Fortier s’y connaît en matière de collisions avec des cerfs de Virginie : il en a happé quatre depuis 2003, dont trois dans le Centre-du-Québec, où il habite, sans parler de ceux qu’il a évités. « Je suis le spécialiste ! », s’exclame-t-il. L’homme de 61 ans n’est pourtant pas un conducteur imprudent ; il est formateur en sécurité routière pour CAA-Québec. « Le chevreuil, il n’est pas là. Tu clignes des yeux, et il est là ! » Il faut dire que Daniel Fortier roule beaucoup, notamment pour le travail. Il parcourt environ 85 000 kilomètres par année. Les statistiques ne l’étonnent pas. Il a lui aussi constaté une hausse des collisions avec les cerfs au cours des dernières années. Ce printemps, il a même vu quatre carcasses le long de l’autoroute 20 durant un trajet entre Drummondville et Québec.

Hausse de 53 %

Daniel Fortier est peut-être particulièrement malchanceux, mais des milliers de conducteurs ont également happé des cerfs de Virginie sur les routes du Québec au cours des dernières années. Les plus récentes données disponibles de la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ) démontrent que de 2012 à 2017, le nombre d’accidents de ce type est passé de 4058 à 6235. C’est une augmentation de 53 %. Le phénomène est particulièrement criant dans le sud du Québec, où les cerfs abondent. L’Estrie et la Montérégie ont toutes deux enregistré plus de 1000 collisions en 2017. Au Saguenay–Lac-Saint-Jean, sur la Côte-Nord et en Abitibi, où les cerfs sont pratiquement absents, on note davantage d’accidents impliquant des orignaux, des caribous et des ours. Ceux-ci sont cependant beaucoup moins fréquents et même en légère diminution. Ils sont passés de 626 à 575 au cours de la même période à l’échelle du Québec. Ils font d’ailleurs davantage de morts et de blessés, toutes proportions gardées. En effet, en moyenne, les collisions avec les orignaux, les caribous ou les ours font 2 morts par année, 12 blessés graves et 158 blessés légers, tandis que les collisions avec les cerfs de Virginie font 1 mort par année, 8 blessés graves et 243 blessés légers. Dans les deux catégories, les dommages matériels peuvent être très importants.

Nombre d’accidents de la route impliquant la grande faune

2012 Cerfs de Virginie : 4058 Orignaux, caribous et ours : 626

2013 Cerfs de Virginie : 4726 Orignaux, caribous et ours : 578

2014 Cerfs de Virginie : 4938 Orignaux, caribous et ours : 576

2015 Cerfs de Virginie : 4709 Orignaux, caribous et ours : 612

2016 Cerfs de Virginie : 5623 Orignaux, caribous et ours : 569

2017 Cerfs de Virginie : 6235 Orignaux, caribous et ours : 575

Source : Société de l’assurance automobile du Québec

L’Estrie au sommet

En répartissant le nombre d’accidents impliquant des cerfs de Virginie sur le nombre de véhicules immatriculés, un constat apparaît : c’est en Estrie que l’on en dénombre le plus. En 2017, il en est survenu 35,9 par tranche de 10 000 véhicules, alors que ce taux était de 21 sur 10 000 en 2012. Cette mise en perspective permet de constater que le nombre de collisions avec des cerfs proportionnellement à la quantité de véhicules en circulation est aussi particulièrement élevé en Gaspésie et dans le Centre-du-Québec, et ce, depuis longtemps. Les régions de Chaudière-Appalaches et de l’Outaouais ont quant à elles connu une hausse récente. La Montérégie, qui compte en absolu un nombre très élevé de ce type de collision, recule au classement avec un taux de 8,1 accidents par tranche de 10 000 véhicules immatriculés sur son territoire en 2017. L’augmentation est d’ailleurs moins significative dans cette région.

Cheptels en baisse

Différents facteurs peuvent expliquer la croissance des accidents impliquant la grande faune, mais pas l’augmentation du nombre d’animaux. En effet, la population de cerfs de Virginie n’a pas augmenté au cours de la période étudiée, si l’on se fie à la « récolte » de mâles adultes, qui est « l’indicateur le plus représentatif de l’abondance des populations », explique Catherine Ippersiel, porte-parole du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs. Ainsi, le nombre de cerfs abattus au Québec est passé de 30 540 en 2012 à 29 021 en 2017, avec un creux à 23 597 en 2015. Le nombre d’orignaux abattus, lui, a très peu fluctué, passant de 13 872 à 13 662.

Évolution des récoltes de cerfs et d’orignaux au Québec

2012 Cerfs mâles adultes : 30 540 Orignaux mâles adultes : 13 872

2013 Cerfs mâles adultes : 32 370 Orignaux mâles adultes : 12 897

2014 Cerfs mâles adultes : 28 271 Orignaux mâles adultes : 14 148

2015 Cerfs mâles adultes : 23 597 Orignaux mâles adultes : 12 958

2016 Cerfs mâles adultes : 27 778 Orignaux mâles adultes : 13 419

2017 Cerfs mâles adultes : 29 021 Orignaux mâles adultes : 13 662

Source : ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs

Un demi-million de véhicules de plus

Le nombre de véhicules, lui, a augmenté. Il s’en est ajouté près d’un demi-million entre 2012 et 2017 au Québec, dont plus de 328 000 véhicules de promenade. La quantité de véhicules immatriculés dans la province est ainsi passée de 6,1 millions à 6,6 millions. Les routes sont d’ailleurs des infrastructures qui ont « un impact très grand sur la faune », relève Mélanie Lelièvre, directrice générale de Corridor appalachien, un organisme estrien de conservation. La perte de biodiversité dans le monde est causée principalement par la réduction et la fragmentation des milieux naturels, auxquelles contribue l’aménagement de nouvelles routes, rappelle-t-elle. Elle note une corrélation entre la hausse des accidents et l’étalement urbain, surtout quand il survient dans des secteurs boisés. « La route, en soi, fragmente, perturbe, crée une cicatrice » dans les habitats fauniques, explique-t-elle, ajoutant que même les oiseaux s’en éloignent à cause du bruit. L’augmentation du nombre de véhicules s’accompagne d’un accroissement de la circulation : le débit journalier annuel a par exemple crû de près de 15 % sur l’autoroute 10 à la hauteur du parc national du Mont-Orford entre 2012 et 2018, selon le ministère des Transports du Québec.

Évolution du nombre de véhicules immatriculés au Québec*

2012 6 082 303

2013 6 191 286

2014 6 240 266

2015 6 310 810

2016 6 416 349

2017 6 552 488

Source : Société de l’assurance automobile du Québec

* Ne comprend pas les remorques et les véhicules utilisés exclusivement dans les gares, les ports et les aéroports.

Conseils pratiques

Daniel Fortier a développé plusieurs trucs pour diminuer les risques de collision avec la grande faune. Il s’est muni d’une caméra de bord qui lui permet, une fois arrivé à destination, de déterminer avec précision les endroits où il a aperçu des animaux. « J’ai 21 spots à surveiller entre Drummond et Québec ! », confie-t-il. Il utilise aussi Waze, une application d’aide à la circulation pour téléphones intelligents grâce à laquelle les utilisateurs peuvent signaler la présence d’animaux. Mais « ça veut pas dire qu’ils sont tous là ! », prévient-il. « Avoir des phares propres, ça peut aider », ajoute-t-il, tout comme diminuer sa vitesse à la brunante, le moment le plus critique. « C’est au printemps qu’on en voit le plus », note l’automobiliste, qui a aussi constaté que les animaux ont tendance à se tenir du côté de la route opposé au soleil, dans l’ombre, là où ils passent davantage inaperçus.

IMAGE FOURNIE PAR DANIEL FORTIER

Daniel Fortier s’est muni d’une caméra de bord qui lui permet de noter, sur l’écran de son GPS, les endroits où il a aperçu des animaux sur sa route.

Des passages pour les animaux

PHOTO GETTY IMAGES

Un passage faunique aérien, en Europe.

Les ponts ne servent pas toujours qu’aux véhicules. De telles infrastructures sont aussi aménagées… pour la faune. Le Québec a commencé à suivre la tendance, très avancée en Europe. Et les passages fauniques sont appelés à se multiplier sur nos routes.

Les ponts couverts de végétation que peuvent emprunter les animaux pour traverser les autoroutes en toute sécurité ne surprennent plus les automobilistes allemands, français, suisses ou néerlandais, mais ils sont encore inconnus des Québécois.

Le Québec est « 20 ou 30 ans en retard » sur l’Europe dans le domaine de l’aménagement de passages fauniques, estime Jochen Jaeger, professeur au département de géographie, d’aménagement et d’environnement de l’Université Concordia.

Il se situe toutefois dans la moyenne canadienne, que l’Alberta tire vers le haut avec ses aménagements, notamment dans le parc national de Banff, précise ce spécialiste de la question, auteur d’une étude sur les passages aménagés pour la petite et la moyenne faune dans la réserve faunique des Laurentides.

PHOTO FOURNIE PAR JOCHEN JAEGER

Jochen Jaeger professeur au département de géographie, d’aménagement et d’environnement de l’Université Concordia

Car tout passage faunique n’est pas forcément aérien ; nombreux sont dits « inférieurs », puisqu’ils passent sous les routes, comme ceux qui ont été aménagés dans la réserve faunique des Laurentides. « Ça dépend du paysage », de la géomorphologie des lieux, explique M. Jaeger, mais aussi des animaux concernés. Certains, comme les cervidés, préfèrent les passages aériens, alors que d’autres, comme les félins, aiment mieux les passages sous-jacents.

L’exemple de la route 175

Le ministère des Transports du Québec (MTQ) a commencé à s’intéresser aux passages fauniques au début des années 2000, a expliqué dans un entretien avec La Presse Martin Lafrance, biologiste à la section de la Capitale-Nationale du Ministère. 

En 2007, le MTQ a tenté ses premières expériences avec trois projets, dont le vaste chantier de l’élargissement de la route 175, qui traverse la réserve faunique des Laurentides, entre Québec et le Saguenay. Différentes techniques ont été déployées, comme l’aménagement de simples tablettes de bois ou de béton dans des ponceaux pour la petite faune, ou encore la construction de ponts plus hauts pour éviter un « effet tunnel » qui aurait été rébarbatif pour les cervidés. Il y a aujourd’hui au Québec une quarantaine de passages pour la grande faune et des milliers pour la petite et la moyenne faune.

La 175 est ainsi la route sur laquelle « on a le mieux pris en compte les besoins de la faune », estime Mélanie Lelièvre, directrice générale de Corridor appalachien, un organisme estrien de conservation. L’expérience a notamment servi pour le prolongement récent de l’autoroute 410, qui ceinture Sherbrooke, se réjouit-elle.

« Il y a eu vraiment plusieurs aménagements qui ont été faits qu’on ne faisait pas il y a 15 ou 20 ans. » — Mélanie Lelièvre, du Corridor appalachien

Sécurité routière

Même si les collisions avec la faune représentent une « infime partie » des accidents de la route, le MTQ accorde beaucoup d’importance aux passages fauniques. « Outre le fait que c’est important pour la faune, ce sont des équipements de sécurité routière », affirme le biologiste Martin Lafrance, qui croit que l’argent investi dans ces infrastructures évitera d’autres dépenses à la société, comme l’indemnisation des accidentés de la route.

PHOTO WIKIMEDIA COMMONS

Un passage faunique aérien dans le parc national de Banff, en Alberta.

Pour être pleinement efficaces, les passages fauniques doivent être accompagnés de clôtures qui y dirigent les animaux et les empêchent de traverser les routes, note le professeur Jochen Jaeger, qui a réalisé une méta-analyse de « toutes les études » sur le sujet. Inversement, des clôtures seules ne sont pas une solution idéale, puisqu’elles fragmentent les habitats.

« Les animaux doivent se déplacer pour trouver la nourriture, les jeunes doivent trouver un territoire pour eux-mêmes, quitter leurs parents, trouver des partenaires pour la reproduction. » — Jochen Jaeger, professeur à l’Université Concordia

Les deux mesures doivent donc aller de pair, d’autant plus que les changements climatiques forcent les animaux à « agrandir leur aire de distribution », poursuit le professeur.

Le MTQ affirme qu’on verra « de plus en plus » de passages fauniques sur les routes du Québec et n’exclut pas d’aménager des passages aériens si cela devait être nécessaire. « On est conscients que notre réseau a un impact sur l’habitat de la faune », affirme David Boudreault, gestionnaire responsable de l’environnement au Ministère.

Moins de routes ?

Construire davantage de passages fauniques ne mettra cependant pas un terme à tous les accidents impliquant la faune, notamment dans les régions où il est difficile d’en aménager. Dans le sud du Québec, par exemple, le cerf est si abondant qu’« on retrouve des collisions pratiquement sur l’ensemble du réseau », explique Julie Boucher, biologiste à la direction de l’environnement du MTQ.

Il est donc difficile de cibler des endroits où mettre en place des mesures d’atténuation, poursuit-elle, d’autant plus qu’une clôture perdrait de son efficacité en raison de la quantité de brèches nécessaires pour les entrées privées ou les intersections. Et les mesures préventives comme la signalisation ont leur limite : trop en mettre diminue leur effet.

Le déplacement des zones à risque élevé de collision est aussi un défi, souligne Martin Lafrance, qui donne l’exemple de l’impact des coupes forestières, qui attirent les cervidés.

« Dix à quinze ans plus tard, c’est un nouveau garde-manger ! » — Martin Lafrance, du ministère des Transports du Québec

Toute nouvelle route devrait prévoir des passages fauniques, mais il faudrait surtout cesser d’en construire, car cela accentue le problème, affirme le professeur Jaeger. « On devrait être davantage sceptiques quand vient le moment de planifier de nouvelles infrastructures routières », estime aussi Mélanie Lelièvre. Elle cite le troisième lien à l’étude entre Québec et Lévis comme un « bon exemple » de projet à reconsidérer en raison des impacts négatifs considérables qu’il pourrait engendrer.