Une entreprise de Lanaudière et son directeur de production sont accusés d’avoir vendu des brocolis californiens étiquetés « Produit du Canada ».

Le tableau avait quelque chose d'inhabituel.

Au début de la chaîne d’emballage, des caisses de brocolis de la marque emblématique Le Géant vert portant la mention « Product of USA » étaient empilées sur des palettes. Au bout : des brocolis en sortaient munis d’une étiquette « Produit du Canada ». Les troncs étaient secs et cicatrisés, ce qui laissait croire que la coupe n’était pas celle de légumes frais et récoltés localement.

Cette scène, observée en juillet 2017 par un inspecteur de l’Agence canadienne d’inspection des aliments (ACIA) dans une usine d’emballage de Lanaudière, a été l’une des bougies d’allumage de l’opération Crucifère.

Cette enquête, menée conjointement avec la Gendarmerie royale du Canada (GRC), a conduit, en mars, au dépôt de trois accusations contre l’entreprise Produits Vegkiss et son directeur de production, Jean Otis, en vertu du Code criminel, de la Loi sur les aliments et drogues et de la Loi sur les produits agricoles au Canada.

La société, qui plaidera non coupable, s’expose à une amende maximale de 500 000 $. Son employé pourrait quant à lui purger une peine d’emprisonnement pouvant théoriquement atteindre 14 ans.

Cette cause, dont la poursuite est pilotée par le procureur fédéral Guillaume Lemay, sera de retour au palais de justice de Joliette le 12 juin prochain.

La Presse a obtenu la dénonciation pour l’obtention d’un mandat de perquisition dans les locaux de l’entreprises, qui détaille les dessous de cette enquête. Les allégations contenues dans ce document judiciaire n’ont cependant pas encore été testées devant les tribunaux.

Les dessous de l’opération Crucifère

C’est à la suite d’une plainte de deux producteurs locaux qui avaient des doutes par rapport à l’origine des brocolis que trois inspecteurs de l’ACIA se présentent à l’usine d’emballage de Produits Vegkiss, le matin du 24 juillet 2017.

Ils remarquent immédiatement des boîtes de l’entreprise californienne Green Giant Fresh munies d’étiquettes « Produit des États-Unis ». À l’intérieur, les brocolis portent la mention « Vegkiss, Produit du Canada, Joliette, Qc ».

Le directeur de production, Jean Otis, accompagne les inspecteurs. Il répond que les brocolis proviennent de leurs champs et que l’usine utilise les boîtes pour épargner sur les coûts de production.

Il affirme également que l’entreprise ne fait pas d’importation à ce moment-là et qu’elle utilise sa production locale de brocolis depuis le 3 juillet. Or, une recherche rapide dans la base de données de l’ACIA révélera que la dernière importation américaine de brocolis de l’entreprise date du 11 juillet.

Une analyse plus poussée révélera ensuite qu’entre le 3 juin et le 24 juillet, la société a importé à 35 reprises des brocolis en provenance de plusieurs importateurs situés en Californie pour une valeur de 483 718 $. Seulement 14 importations avaient été divulguées aux inspecteurs lors de leur visite. La période de vente des brocolis visée par les accusations s’échelonne entre le 16 juin et le 24 juillet 2017.

Vers la fin de la journée, un superviseur de Vegkiss décide de parler à l’un des inspecteurs sous le couvert de l’anonymat. « L’employé explique que les brocolis qui sont présentement emballés proviennent des États-Unis et qu’ils sont étiquetés comme des produits canadiens », peut-on lire dans la dénonciation, qui est publique.

Réaction de Vegkiss

« On est tout à fait en désaccord avec les accusations que nous allons contester de façon importante. L’événement qu’on nous reproche tombe dans la période où l’on commence la culture du Québec et c’est pour cela qu’on est complètement en désaccord. Évidemment, le dossier va suivre son cours, mais on est tout à fait surpris et choqués de la tournure des événements », a indiqué en entrevue téléphonique Hélène Archambault, directrice principale des ressources humaines chez Groupe Connexion, actionnaire majoritaire de Produits Vegkiss.

L’avocat qui représente Jean Otis, Me Karam Mahrez, n’a pas donné suite à notre courriel ni à notre appel.

« M. Jean Otis n’est pas coupable. On a été renversés de voir qu’ils amènent de façon individuelle M. Otis, c’est complètement incompréhensible pour nous. » — Hélène Archambault, directrice principale des ressources humaines chez Groupe Connexion

Phénomène rare, amendes salées

La fraude alimentaire est un enjeu qui préoccupe de plus en plus l’ACIA, même si son ampleur est toujours mal connue.

Depuis sa fondation en 1997, l’Agence a déposé environ 125 poursuites pour fraude alimentaire devant les tribunaux. De ce nombre, seulement 13 concernaient des produits de l’étranger faussement étiquetés comme étant des produits du Canada.

Le cas le plus célèbre est celui de l’entreprise ontarienne Mucci. En juin 2016, après une enquête de trois ans, elle s’est vu imposer une peine de 1,5 million de dollars pour avoir vendu des tomates, des poivrons et des concombres de serre avec de fausses indications sur leur pays d’origine.

L’indice qui a alerté les inspecteurs est pratiquement identique. À l’époque, les inspecteurs qui parcouraient un entrepôt de l’Ontario Food Teminal à Toronto ont observé des cartons de poivrons avec des étiquettes contradictoires. À l’extérieur de la boîte : des étiquettes « Produit du Canada ». À l’intérieur : des étiquettes « Produit du Mexique ».

Le phénomène prend possiblement de l’ampleur. Depuis avril 2013, 31 plaintes de mauvais étiquetage de produits du Canada ont été déposées auprès de l’ACIA.

L’attrait du local

Samuel Godefroy, professeur à la faculté des sciences de l’agriculture et de l’alimentation de l’Université Laval et spécialiste de la fraude alimentaire, est persuadé qu’il y a beaucoup plus de cas du genre qui passent inaperçus que ceux qui se font attraper.

« Je continue à penser que l’essentiel des producteurs alimentaires est honnête et que parfois, eux-mêmes sont aussi victimes de cas de fraude dans la chaîne d’approvisionnement. Il y a malheureusement une minorité qui a l’appât du gain facile et qui va tirer profit de n’importe quoi et là, c’est l’élément local. Ç’aurait pu être l’appellation biologique ou la revendication d’un ingrédient à valeur ajoutée comme la truffe… »

« Dans le cas du local, ça ajoute de la valeur à un produit parce qu’il représente soit un élément affectif, soit un élément de qualité. » — Samuel Godefroy, professeur à la faculté des sciences de l’agriculture et de l’alimentation de l’Université Laval

Rémy Lambert, professeur d’économie agroalimentaire à l’Université Laval et grand spécialiste québécois des appellations réservées pour les produits locaux,  affirme que les consommateurs sont de plus en plus soucieux de la provenance des produits qu’ils achètent.

« Une de mes étudiantes a fait un mémoire sur le local. À un prix comparable, les gens sont plus enclins à prendre le produit du Québec », souligne-t-il.

Le fait qu’un produit soit étiqueté comme étant local tend à rassurer le consommateur, dit-il. « Il y a toutes sortes de choses qui nous sont arrivées dans les dernières années en lien avec la salubrité des aliments et les gens ont finalement de moins en moins confiance, parce qu’ils voient souvent des reportages qui remettent en cause certaines pratiques culturales. On se rassure en voulant consommer local et les entreprises ont bien compris cela. »

Qu’est-ce qu’un « produit du Canada » ?

Selon les lignes directrices du gouvernement fédéral, l’allégation « Produit du Canada » peut être apposée sur un produit alimentaire lorsque la totalité ou la quasi-totalité de ses principaux ingrédients, du processus de transformation et de la main-d’œuvre ayant servi à la fabrication du produit sont d’origine canadienne. La proportion du contenu étranger doit être négligeable. On tolère une très petite quantité d’ingrédients que l’on ne retrouve pas au Canada comme les épices, les vitamines, les minéraux, les oranges, le sucre de canne ou le café. Le seuil des ingrédients « mineurs » est situé en deçà de 2 %. En revanche, l’allégation « Fabriqué au Canada » peut être appliquée sur un produit lorsque la dernière transformation substantielle de cette denrée a été faite au Canada, et ce, même si certains ingrédients proviennent d’autres pays. Cette allégation doit aussi comprendre un énoncé descriptif qui indique si le produit alimentaire est fabriqué à partir d’ingrédients importés ou à partir d’ingrédients canadiens et importés, peu importe la proportion d’ingrédients canadiens.