(La Doré) Les consultations publiques sur le projet de loi 21 sur la laïcité de l’État se sont terminées. Le débat a été vif, mais les sondages révèlent que la majorité de la population en appuie les principes, notamment l’interdiction pour les enseignants de porter des signes religieux. Notre chroniqueur est allé prendre le pouls des Québécois.

Ici, les fermes arrêtent et on entre dans le bois.

Parce qu’avant, il y avait la forêt. Juste de la forêt. Je veux dire : le Québec n’est pas la Saskatchewan. Il n’y avait pas de plaines verdoyantes où broutaient des bisons. Il a fallu bûcher, essoucher, défricher. (OK, OK, il n’y a pas de bisons non plus au Lac-Saint-Jean, sauf au zoo de Saint-Félicien, ne changeons pas de sujet.)

Donc.

On sait bien que sous chaque terre agricole se cache une ancienne forêt. Mais personne ne connaît le nom du dernier défricheur en Normandie. Si ça se trouve, c’est un homme du néolithique.

Au Lac-Saint-Jean, on a les photos des gens.

À cet endroit précis du territoire, on l’éprouve physiquement. Rendus dans cette partie nord du Lac, ils ont arrêté de couper des arbres et d’essoucher. Tu dépasses La Doré, ça arrête net. Bang.

Et la dernière terre, c’est celle des Dallaire. Quatrième génération d’agriculteurs.

— Pourquoi « La Doré » ?

— Avant, c’était Notre-Dame-de-l’Annonciation-de-la-Doré, ça faisait long sur les lettres, me dit Jocelyn Dallaire. Après, Rivière-au-Doré, à cause de la rivière au Doré. Maintenant, juste La Doré.

Si ça continue, restera rien qu’une note, un ré ou un do…

J’ai sonné chez les Dallaire à l’heure du midi. Jocelyn, 55 ans, était en train de manger deux tranches de rosbif. Sa mère Ghislaine s’est excusée de n’avoir rien préparé ! Ils m’ont fait entrer comme si j’étais leur cousin. Jocelyn a appelé son frère, qui habite à côté.

— Pierre, y a un journaliste qui veut acheter la ferme, viens donc !

***

La famille est ici depuis 108 ans. Mais cet hiver, pour la première fois, ils se sont demandé si ce n’était pas la fin.

Pourquoi ? Parce qu’en plus des travaux de la ferme qui n’arrêtent jamais, il y a au Lac-Saint-Jean et partout au Québec une pénurie de foin. Et c’est une sorte de catastrophe. Plusieurs ont vendu leur troupeau.

« La dernière fois que j’ai vu ça, c’était en 1971 », dit Pierre Dallaire.

— Vous deviez pas être vieux…

— J’avais 11 ans, mais je travaillais déjà sur la ferme.

Les Dallaire ont 16 bœufs reproducteurs et 300 vaches Angus. Ils élèvent des veaux qui sont ensuite envoyés dans d’autres fermes quand ils ont atteint 250, 300 kilos. C’est là qu’on fera la « finition », c’est le cas de le dire, puisque tout ça finit en entrecôtes et bavettes.

À l’été 2017, les Dallaire ont fait 5000 ballots de foin. L’été dernier, trop sec, 2000 seulement. Puis, la neige est arrivée en octobre. Les vaches ne pouvaient plus manger dehors. C’est un mois d’alimentation qui est parti en gelée.

D’ordinaire, si une région vient à manquer de foin, une autre en aura à vendre. Pas cette année. Il n’y avait simplement plus de foin à vendre au Québec.

« On a passé un hiver de fous, on a appelé un peu partout… Aujourd’hui, on a pour cinq jours de foin… »

Les stocks arrivent de Saskatchewan présentement. Ça veut dire payer trois, quatre, cinq fois le prix.

Ça veut dire, tout l’hiver, rationner. Au lieu de 28 balles par jour, ils en ont donné 23. Quand les vaches sont moins bien nourries, le taux de gestation diminue. Nombre d’entre elles n’ont pas donné de veau. Les veaux sont plus petits.

Ils ont tout essayé : des suppléments, des mélanges de céréales…

« On a passé l’hiver à faire des recettes », dit Jocelyn.

Déjà, conserver le foin est un art. Jocelyn m’explique les avantages et les inconvénients des balles rondes par rapport aux « carrées ». L’art de l’ensilage, qui est à la fermentation du foin ce que la choucroute est au chou. « Ça sent le vinaigre après un certain temps, les vaches aiment ça ! »

Plus de coûts, plus de temps, plus de pertes…

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Quand on est fermier depuis 40 ans, on a appris tous les métiers. On sait souder, conduire une pelle mécanique, réparer un moteur…

« Je me suis fait offrir une job à 35 $ l’heure, sans travailler la fin de semaine, dit Jocelyn. J’y ai pensé. Ici, c’est 7 jours sur 7 pour faire 30 000 $ par année. »

C’est pas beaucoup de foin, si on compte au taux horaire…

Pierre est allé à Paris il y a cinq ans. Depuis, il n’a pas pris une journée de congé. Aucune. Jocelyn parle de LA fin de semaine où il a pris congé, ça fait longtemps déjà, parce qu’il n’en pouvait plus…

— J’ai des helpers, mais ils ont 64 et 67 ans… Sont bons pour conduire le tracteur, mais pour refaire une clôture…

Les Dallaire ont une grande terre. Ils font pousser des céréales. Des bleuets aussi, bien sûr.

Tout d’un coup, les oies des neiges arrivent, comme une superbe brume blanche, juste comme les pousses fraîches sortent du sol.

« Les outardes mangent seulement le bout de la plante, mais les oies blanches, ça arrache tout ! Ça peut te raser un champ… »

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Pourquoi rester, alors ?

« C’est dur à lâcher, dit Pierre. C’est jamais routinier. Camionneur, tu vas chercher une chose, tu l’apportes, tu reviens… Nous, ça change tout le temps.

« L’amour des animaux, aussi. »

Il regarde sa mère : « J’ai des photos de moi à 1 an sur une vache, entre ses cornes… »

Sa mère sourit. Le temps a passé si vite…

« Quand tu aides une vache à vêler, t’as des grandes satisfactions. T’as un problème de moteur, tu le répares toi-même, tu es fier. »

Nous sommes sortis. Les vaches étaient tout énervées. « Elles ont passé l’hiver en dedans, sont excitées…

« Pour les vaches laitières, il faut enlever le veau à la mère, mais nous, il reste accroché », dit Jocelyn, qui peut-être ne supporterait pas les cris déchirants de ces séparations brusques.

Les vaches sont revenues tranquillement. Jocelyn les regardait en souriant. Combien de temps peut-il encore durer comme ça, sans répit jamais ? Et avec la concurrence de partout ?

— Les gars du bio, pff, ils me font rire… Je leur vends mon fumier !

J’ai repris la route entre les épinettes. J’étais plein d’admiration pour ces travailleurs infatigables, amoureux fous de la terre, qui nourrissent le Québec et en cultivent le territoire jusqu’aux lisières de la forêt boréale.

***

Oh, c’est vrai, on n’a pas parlé de signes religieux…

J’en ai parlé quelques kilomètres avant, à la sortie de Saint-Félicien, avec Claudia Gaumont et Claude Ouellet. Un couple dans la jeune quarantaine, trois enfants, qui habite en face du fameux « Autodrome de Saint-Félicien ».

— C’est pas un peu bruyant ?

— Si t’aimes pas la course automobile, t’habites pas ici…

Elle travaille au restaurant de l’autodrome. Lui, pour une entreprise de nettoyage après sinistre, métier pas facile. « C’est des jobs à 25 $ l’heure, mais c’est rare qu’on est payés ça… »

Il y a des « drags », des courses de vitesse en ligne droite. Toutes les autos sont les bienvenues. Mais si la vôtre n’est pas « boostée », mieux vaut vous abstenir. Il y a des courses de démolition. Des pick-ups dans la boue. Et les fameux « enfers » : une cinquantaine de voitures qui font 150 tours en se frôlant et en se touchant. Bref, chaque week-end, ça vient de partout dans la région et bien au-delà pour faire crisser des pneus, et les estrades sont pleines.

Ce qu’ils m’ont dit ressemble à ce que bien d’autres m’ont dit sur les signes religieux. C’est plus une impression générale qu’un point de vue sur le détail du projet de loi 21. Mais l’idée qu’on limite le port de signes religieux, en soi, les rassure.

Ce sont des catholiques pas trop pratiquants. Ils voient les églises du Québec tomber en ruine et se vider. Ils voient de nouvelles religions s’afficher fièrement. Ils ont l’impression de se faire demander des compromis par de nouveaux venus qu’ils ne connaissent pas.

« Pourquoi ça reste pas comme ça ? Pourquoi faut tout changer pour les nouveaux arrivants ? »

C’est ce qui se disait en face de l’autodrome, ce samedi matin sans course.