(SAINT-FÉLICIEN) Les consultations publiques sur le projet de loi 21 sur la laïcité de l’État sont terminées. Le débat a été vif, mais les sondages révèlent que la majorité de la population en appuie les principes, notamment l’interdiction pour les enseignants de porter des signes religieux. Notre chroniqueur est allé prendre le pouls des Québécois.

Tu prends le boulevard Sacré-Cœur, passé l’église, tu tournes sur Notre-Dame, tu roules jusqu’au bout. Tu peux pas te tromper, y a rien qu’un bout. Si tu le manques, tu rentres dans le bois.

Mais une fois rendu au bout, là, tu peux te tromper. Aussi, l’ours m’attendait là dans son pick-up GM 92 rouge et rouille pour me montrer le chemin qui mène à son camp. Il avait beaucoup ri quand, en urbain GPSisé, j’avais demandé l’adresse. Mettons que le facteur se rend pas…

« Avant de partir, question de sécurité, deux choses à surveiller : les camions de gravier et, surtout, surtout, les vélos », m’avertit Paul Bégin.

Les environs de Saint-Félicien sont un haut lieu de vélo de montagne, et comme prévu, après trois minutes de cahots spectaculaires, j’avais compté deux camions et trois vélos.

La dernière fois que je l’avais interviewé, c’était il y a 25 ans, dans son bureau de ministre de la Justice. Il y eut un référendum, il y eut quelques élections, puis ce militant de toujours a claqué la porte de la politique et du Parti québécois.

Le 1er mai, chaque année, il retourne s’installer dans le vieux chalet de son père où des panneaux solaires fournissent une maigre électricité. Il n’en repartira que le 1er novembre.

PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

Le 1er mai, chaque année, Paul Bégin retourne s’installer dans le vieux chalet de son père, dans les environs de Saint-Félicien. 

Il faut rouler une demi-heure dans un chemin forestier. Je lui dis qu’il est devenu un ermite, il concède qu’il est solitaire, mais ajoute que la compagnie de sa femme et les visites au village comblent son besoin de sociabilité.

Il est presque voisin de Philippe Couillard, résidant de Saint-Félicien, et qui est sorti de son hibernation pour donner une brève entrevue à une radio de Roberval la semaine dernière. Mais ils ne frayent pas dans les mêmes talles.

C’est un pays d’ours. Il y a la chute à l’Ours et son camping.

Il y a surtout, gros, gros événement, les deux bébés ours polaires au zoo de Saint-Félicien. Ils sont nés de deux mères, l’hiver dernier, à un mois de distance. Et Kinuk, le plus âgé des deux, est sorti la semaine dernière pour la première fois.

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Si ce n’est pas de la coupe à blanc, ça en a l’air : les bords de route sont clairsemés de quelques chicots. On a laissé des peupliers et des bouleaux. On voit encore les traces de la machinerie lourde, même si les dernières coupes remontent à plus de cinq ans. On va replanter cet été.

La forêt morcelée fait place à des champs pourpres et violets. Ce sont des bleuetières immenses.

On arrive finalement dans l’antre de l’ours. Une cinquantaine de plants de tomates occupent le salon : il y a encore de la neige partout, ils devront attendre.

Les forêts autour sont des « terres de la Couronne », cédées aux forestières, ici essentiellement Résolu. « Parlez-moi pas de Résolu… »

« Pourquoi ?

— Ils prennent tout, ils donnent rien ! »

Il me dit que la forestière fait le strict minimum et moins pour l’entretien des chemins, pour lesquels elle reçoit pourtant des subventions. Chemins censés retomber dans le domaine public, mais utilisés surtout par les monstres mécaniques de Résolu. « Je prétends que s’ils ne les entretiennent pas, ça devient des subventions illégales en vertu de l’ALENA. »

Mais on avait dit qu’on parlerait laïcité…

Ce n’est pas d’hier que Paul Bégin ferraille publiquement à ce sujet. Il a notamment dénoncé parmi les premiers les tentatives en Ontario de faire appliquer la charia aux affaires matrimoniales – ce qui n’a pas eu lieu. Il a aussi présenté un mémoire à Bouchard-Taylor. Il a soutenu la charte de Bernard Drainville, malgré l’opposition de Jacques Parizeau, qu’il a tant admiré. « Ça ne m’a pas impressionné ! »

« L’État règle la vie en société sans avoir à tenir compte des croyances particulières. On ne peut pas être à moitié laïque. L’État et l’Église sont séparés, point. » — Paul Bégin, ancien ministre de la Justice

Pour lui, un insigne politique partisan ou un signe religieux, c’est du même ordre, c’est toujours du militantisme.

Pour lui, le projet de loi 21, on n’en parlera plus sous peu, ça entrera dans les mœurs, comme en France.

Modifier la Charte des droits et libertés ? Invoquer la disposition de dérogation ? L’ex-procureur général n’y voit rien de mal. « Je l’ai modifiée, la Charte, pour protéger les droits des homosexuels. »

« Oui, mais avec un consensus de l’Assemblée nationale, et pour protéger des droits individuels…

— Je l’aurais fait sans l’unanimité. Et la meilleure protection pour les religions, c’est la laïcité ! »

On a parlé de sa vie de militant, de la souveraineté, à laquelle il croit tout autant, du PQ, dans lequel il ne croit plus trop, mais aussi de ses talles secrètes de chanterelles et de morilles. Les minutes ont passé…

« On dirait qu’il y a de la fumée...

— Oh ! Mes carottes ! »

D’après moi, la casserole a brûlé avec.

L’ours et moi, on s’est mis d’accord sur ceci : pour l’opposition au projet de loi 21 aussi, les carottes sont très, très cuites.

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« Je suis de celles qui se battent pour le retour des jeunes en région ! »

Comme tant d’autres, son fils aîné est parti étudier à Québec et a décidé de faire sa vie là-bas.

Sauf que Geneviève M’Boua est née à Abidjan, en Côte d’Ivoire. Elle tient depuis 2016 une épicerie « ethnique et biologique » dans le centre-ville de cette ville de 10 000 habitants. On peut y acheter des poches de riz de 25 kilos, de la farine de manioc, du « foufou », qui est une farine de plantain, des citrons confits, de vraies tortillas mexicaines…

Le comble de l’intégration, je trouve, c’est être Africaine au Lac-Saint-Jean et déplorer l’exode des jeunes.

« Pourquoi Saint-Félicien ?

— Depuis toute petite, je voulais émigrer. Mais pas dans une grande ville. Montréal, c’est comme Abidjan : la circulation, les klaxons, le bruit… J’ai regardé sur l’internet et j’ai vu le lac Saint-Jean. J’ai trouvé ça très beau. »

Porte ouverte sur le Lac, un organisme qui aide les nouveaux arrivants à s’installer, l’a dirigée ici avec ses trois garçons.

Qui achète du foufou à Saint-Félicien ?

« Je suis la seule épicerie ethnique au Lac, alors les gens viennent parfois de loin. Mais pas seulement des immigrants. Les gens voyagent et ensuite veulent acheter les produits ethniques. »

PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

Geneviève M’Boua tient la seule épicerie ethnique du Lac-Saint-Jean. 

Il y a aussi la centaine de Guatémaltèques qui travaillent aux Serres Toundra, qui font des concombres dans le village.

« Et les signes religieux ?

— Je ne suis ni pour ni contre. Seulement, je pense que les gens ne savent pas tout ce qu’il faut faire pour immigrer. Moi, ça m’a pris trois ans. J’ai fait des entrevues. Je devais connaître le Québec, montrer que je parle français [pour être présélectionnée par le Québec]. On abandonne tout quand on est immigrant et on le fait en connaissance de cause. Alors si les règles changent en cours de route, je ne sais pas si les gens sont avertis. Moi, je suis chrétienne, et ma foi, j’y tiens. »

Elle appelle Jephte, son plus jeune, qui va à la polyvalente, pour qu’il me dise à quel point il s’intègre bien.

« Il n’a pas le même accent que moi ! »

Au téléphone, en effet, ç’aurait été difficile de dire s’il vient de Dolbeau ou de Roberval, mais ça sonne nettement « Lac »…

Elle rit. Elle en est fière.

Fière et un peu fatiguée. Elle fait plein d’autres choses pour arriver. Elle fait des virements de paye des travailleurs étrangers. Elle est traiteure. Cette semaine, elle préparera sûrement de son « riz gras », qui fait un tabac à Saint-Félicien.

Sa ville.

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Il y a le Lac-Saint-Jean des industries, du côté d’Alma. L’aluminium y fait vivre des milliers de familles – et la récente disparition des tarifs annonce probablement de nouveaux projets.

Et il y a l’autre côté du lac, où se trouve Saint-Félicien. Pays de bois, moins prospère.

« Résolu doit faire vivre 75 % des gens à Saint-Félicien », me dit Claude Brochu, jeune présidente de la chambre de commerce. Je la trouve dans son bureau de l’hôtel Boréalis, un tuyau d’aspirateur à ses pieds.

« Avec la pénurie de main-d’œuvre, toutes tâches connexes, ça veut dire ça aussi… »

C’est par milliers qu’on cherche des travailleurs dans la région.

« Un exemple. Quand Résolu fait sa fermeture annuelle pour l’entretien, toutes les chambres sont prises. Le Metro Boutin est obligé de faire des provisions. Ça dure deux, trois semaines ; cette année, ça a duré un mois et demi. Le shutdown, c’est Noël pour nous autres ! Mais on manque tous d’employés. »

Ce côté-ci du lac vit un exode encore plus marqué. Il y a des jeunes qui reviennent, c’est vrai, comme Louis Hébert, qui a fondé la microbrasserie La Chouape. Mais il y a surtout ceux qui partent. Et une population vieillissante.

Une énergie folle est déployée pour attirer des immigrants. 

L’épicerie Boutin a déniché deux Français pour les pâtisseries. Et avec l’initiative « Osez le pays des Bleuets », on envoie des émissaires dans des salons à Paris. Les entreprises font des entrevues. Et Josée Bouchard fait un « pitch » étourdissant pour vendre la région et ses charmes.

« Quand les gens voient le lac, ils capotent ! »

Un lac qui n’avait toujours pas « calé » hier, ce qui est presque un record…

Le cégep de Saint-Félicien survivrait-il sans les 220 étudiants étrangers (de la Nouvelle-Calédonie, de la Réunion et de la France) ? Il en arrivera 90 autres à l’automne…

Malgré tous les efforts, seulement 41 immigrants à statut temporaire se sont installés dans les trois MRC de ce côté-ci et dans le « haut » du Lac l’an dernier.

Et on leur vend quoi ?

La sécurité. La paix. La nature. Le temps. Beaucoup de temps économisé à ne pas être pris dans le trafic.

« Y a des gens qui jouent un neuf-trous pendant leur lunch », me dit Catherine Potvin. (Un des charmes de la région est son sens de l’exagération.)

« Ma sœur traverse la rivière Ashuapmoushuan tous les midis. »

Dommage, elle avait l’air un peu fraîche, et un peu haute hier…

Prochain coup, j’apporte mon maillot, promis.