(LA TUQUE) Les consultations publiques sur le projet de loi 21 sur la laïcité de l’État sont terminées. Le débat a été vif, mais les sondages révèlent que la majorité de la population en appuie les principes, notamment l’interdiction pour les enseignants de porter des signes religieux. Notre chroniqueur est allé prendre le pouls des Québécois.

Les clochers des villes, on ne les voit plus vraiment. Ils ont été engloutis dans des vagues successives d’acier et de verre.

Mais quand on enfile cinq ou six vieux villages du Québec, on est frappé de la majesté des églises dans ce pays. Des villages minuscules qui ont vécu dans la pauvreté ont des temples immenses en pierre taillée. C’est à qui aurait le clocher le plus près du ciel.

On suit le Saint-Maurice, et tout d’un coup, il n’y a plus de villages. On est dans le bois. Et dans l’eau. Et je vous annonce que ça n’a pas fini de fondre… Un huard faisait des ronds dans le petit bout d’eau libre du lac Écarté en regardant tout ce blanc autour, vaguement dégoûté par ce faux printemps.

Et là, c’est La Tuque.

PHOTO AUDREY TREMBLAY, ARCHIVES LE NOUVELLISTE

L'église Saint-Zéphirin, à La Tuque

« Les gens s’imaginent qu’on est à la Baie-James, mais on est entre Saguenay et Trois-Rivières. On n’est pas loin de la civilisation », dit en riant l’ancien directeur général Yves Tousignant, croisé devant les Chevaliers de Colomb. Il porte fièrement la veste du « Club des Trois Raquettes ».

« Pourquoi trois raquettes ?

— Un des fondateurs avait perdu une jambe.

— Il avait juste une raquette ?

— Non, il avait une jambe artificielle.

— OK, ça fait deux raquettes alors.

— Va falloir que je vérifie. Mais on a 700 membres ! »

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Au terrain de soccer derrière l’école Champagnat, un Africain avec une casquette de la CSN entraîne une bande de jeunes de 10 ans. Ces pieds-là savent se faire comprendre d’un ballon, c’est clair.

Mais qui peut soupçonner qu’Abel Dora a joué en défense pendant sept ans pour le Clube Desportivo Primeiro de Agosto, club de première division, classé meilleur club en Angola, un des meilleurs en Afrique ?

« C’est le club de l’armée. J’avais un protecteur, mais il était impliqué en politique et j’ai été associé à lui. Ça m’a causé beaucoup de problèmes… »

Le genre de problèmes qui peuvent vous coûter la vie. Fini le foot, finie la (très) bonne paye. Abel s’est caché. Un ami l’a aidé à prendre l’avion pour les États-Unis. En septembre 2017, il est passé par le chemin Roxham, a franchi la frontière canadienne comme des milliers d’autres, et il attend son statut de réfugié.

Après quelques mois dans un abattoir de poulets à Berthierville, une association lui a signalé des postes chez Produits forestiers Résolu, à La Tuque. Il a passé les entrevues, et le voilà opérateur de machinerie dans une usine qui produit des 2 par 4.

Lui qui ne connaissait pas un mot de français, sauf peut-être « Mbappé », maîtrise très bien la langue. « On n’a pas le choix, si on veut travailler. J’habite avec un Camourenais, il me corrige. »

Il y a encore de la neige dans la pente de ski municipale qui donne l’impression de foncer sur le centre-ville. Mais Abel n’a rien à redire du climat. Il se voit vivre ici longtemps. 

« J’ai été impressionné de voir l’accueil qu’on m’a fait, on ne me fait pas sentir de différence. »

— Abel Dora

Faut dire que la saison de soccer commence, c’est bon pour le moral.

« Mon rêve serait de trouver un talent et de le monter au plus haut niveau. Les jeunes sont très bons, mais on connaît moins le foot ici. »

Son autre rêve, c’est de faire venir son fils de 13 ans et sa femme, restés à Luanda…

Je lui ai demandé s’il avait entendu parler de l’histoire des signes religieux. Il m’a regardé comme si je lui demandais une recette de ragoût d’orignal. Aucune idée.

Le soleil se couchait et déjà la haute croix de fer forgé qui domine la ville avait été allumée.

La Ville a rendu hommage cet hiver à M. Robert Tremblay, 96 ans, qui l’a financée, fabriquée, installée (en 1953) et entretenue jusqu’à l’âge de 87 ans.

On peut en changer la couleur d’éclairage à distance, et apparemment, rares sont les croix au Québec qui jouissent de cette technologie.

Tous les chemins mènent à La Tuque, chemin de croix ou chemin Roxham, pas juste la 155.

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Le palais de justice de La Tuque a ceci de particulier qu’il n’est pas vraiment un palais de justice. C’est un centre commercial qui appartient au Conseil de la nation atikamekw. Le ministère de la Justice y loue des espaces, dont une petite salle d’audience.

J’entre. Une femme de 24 ans met la main sur la bible pour prêter serment. Au-dessus du juge David Bouchard, un Jésus en croix veille sur l’assistance. Le procès pour agression sexuelle de Robby Petiquay peut commencer.

Petiquay, un colosse de 30 ans, s’est rendu célèbre en Mauricie l’hiver dernier pour avoir été suspendu cinq ans des Loups de La Tuque. Il a assommé en plein match un joueur du Métal Perreault, dans le senior AAA.

Il y a une interprète atikamekw en cas de besoin, mais son avocat déclare que le procès peut se dérouler en français. L’affaire remonte à 2010. Mais peut-être 2011, la plaignante n’est pas certaine. Elle avait 15 ou 16 ans. Elle vivait à La Tuque. Elle s’était retrouvée dans une maison à « Wemo », comme on dit ici : le village atikamekw de Wemotaci. Ils avaient bu. Elle s’était couchée dans une chambre pendant que la fête continuait. Elle a senti un homme imposant la coller par-derrière. Elle a figé. Il lui a fait des attouchements. Une autre jeune fille a crié à l’homme d’arrêter. Elle est sortie en pleurant. Elle dit avoir reconnu Petiquay.

Plusieurs l’ont dissuadée de porter plainte, pour ne pas « briser sa famille ». Elle n’a rien fait. Mais elle a revu Robby en 2017, il y a eu un bref contact, son frère s’est battu avec Robby… Et elle a porté plainte. Les détails se mêlent, ses versions passées se contredisent sur des détails, mais ces 30 ou 40 secondes dans la chambre, ils sont clairs. « Je le sais que c’est arrivé ! Toi aussi, tu le sais ! », a-t-elle crié à l’accusé en pleurant. Plusieurs fois elle est sortie, exaspérée par les questions de la défense. Petiquay présentera sa preuve en juin.

L’an prochain, il y aura un nouveau « palais » : ils sont en train de l’aménager dans la salle de quilles.

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La Tuque, qui a vu naître Félix Leclerc et Gaétan Barrette, est aussi le produit le plus bizarre des fusions-défusions municipales. Ailleurs qu’en territoire cri, c’est la plus vaste municipalité au Québec : on lui a fait avaler le village de Parent, à 200 km au nord-ouest. Mais la banlieue immédiate (Bostonnais) s’est « défusionnée ».

L’odeur de soufre est partout en ville, mais ça varie avec le vent. Tout le monde vous le dit : « On s’habitue… C’était bien pire avant ! » L’usine à papiers West Rock, qui a déjà employé 1200 travailleurs, en compte 400.

Les pires années sont passées dans l’industrie forestière, qui se remet de ses années noires.

Il y a Résolu, il y a des petits moulins dans les environs, il y a John Lewis, qui fabrique par millions des bâtonnets de Pogo, de crème glacée, et même des bâtons pour les examens médicaux. Tout ça est fait avec du bouleau de la Mauricie. Pensez-y quand vous ferez « aaaahhhh » la prochaine fois.

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Près du tiers des citoyens de La Tuque sont atikamekw. « C’est assez nouveau. Quand j’étais petit, j’étais le seul dans mon équipe de hockey. Maintenant, la moitié des joueurs en ville sont atikamekw », me dit le grand chef Constant Awachich.

PHOTO TIRÉE DE FACEBOOK

Le grand chef Constant Awachich

Jeune chef d’une jeune nation de 8000 personnes qui a déclaré sa « souveraineté » sur le Nitaskinan, qui est à peu près toute la Mauricie, où elle revendique des droits ancestraux. Un message au gouvernement, mais aussi à la jeune génération, pour qu’elle développe un sentiment de fierté. Ils ont gardé leur langue maternelle comme presque aucune autre nation autochtone. « Les Français étaient trop occupés avec les Anglais, ils nous ont laissés tranquilles dans le bois, j’imagine », dit-il.

« Grand chef, pourquoi il y a tant de jeunes chômeurs atikamekw et tant de postes à pourvoir dans les usines ? »

Il y a une question de sous-scolarisation. Mais il y a aussi un problème de « sécurité culturelle ». Le passage des communautés à la vie de la ville est brutal bien souvent.

« Mais je vois de l’amélioration. Et notre pari, c’est l’éducation. »

Quand ils étaient petits, son frère et lui se disaient qu’ils seraient avocats. Son frère s’est inscrit en droit, et est tombé malade. « C’est à toi d’y aller maintenant. » Et il a fait son droit.

« Et les signes religieux dans tout ça ?

— Je vois que c’est un gros débat ailleurs, mais pas vraiment pour nous… Il y a trois choses qui divisent les gens : la religion, l’argent et le hockey. Les Atikamekw sont très croyants.

— Même après les pensionnats autochtones ?

— Ça peut paraître étonnant, mais oui. Je pense qu’ils ont une foi plus forte que celle des curés. C’est mêlé de croyances ancestrales, de légendes de forêt. Je peux vous en parler pendant des heures, de l’homme-poisson, des lutins… »

Mais on n’avait pas le temps, alors il m’a plutôt parlé des relations relativement bonnes à La Tuque, mais surtout sur un ton optimiste du développement de cette jeune nation, et du bénéfice mutuel qu’il y a à espérer.

J’ai repris la route avec ce mot-là. Espoir.