Le 4 mai dernier, le mafieux Salvatore Scoppa a été abattu devant ses enfants dans la salle de réception bondée d’un hôtel de Laval. Pour l’ex-chef de la police de Montréal Jacques Duchesneau, le 4 mai 2019 ressemble au 9 août 1995.

Ce jour-là, le 9 août 1995, les Hells ont fait exploser le Jeep d’un homme qu’ils souhaitaient éliminer, probablement un trafiquant rival, coin Adam et Pie-IX, dans Hochelaga-Maisonneuve. La petite histoire veut qu’il y ait eu erreur sur la personne.

De l’autre côté de la rue, Daniel Desrochers, 11 ans, a été tué après avoir reçu un morceau de métal à la tête, victime innocente qui était à la mauvaise place au mauvais moment.

PHOTO MICHEL GRAVEL, ARCHIVES LA PRESSE

Le Jeep qui a explosé le 9 août 1995 dans Hochelaga-Maisonneuve.

Jacques Duchesneau était chef de la police de Montréal en 1995. Il n’a pas oublié l’émoi. Il croit que le meurtre de Salvatore Scoppa à l’hôtel Sheraton de Laval, par son caractère très public, doit entraîner une réponse vigoureuse, le genre de réponse qui a accueilli la mort de Daniel Desrochers : « C’est le genre de crime catalytique qui secoue l’ordre public et qui commande une réaction plus énergique et plus ciblée des autorités. Sinon, nous pourrions glisser. »

Le 9 août 1995, les Hells ont décidé de changer les règles du jeu en réglant leurs comptes en pleine ville, dans un quartier populeux, au mépris des risques pour la vie d’autrui.

Ce jour-là, les Québécois s’émouvaient de la mort d’un enfant au nom d’une guerre pour le contrôle de la vente de drogue au Québec. Ils ont demandé au gouvernement d’agir.

Dans les jours qui ont suivi, l’Escouade Carcajou voyait le jour, équipe d’enquêteurs de la police de Montréal et de la Sûreté du Québec (SQ) qui allait se consacrer à croquer du motard.

Salvatore Scoppa n’est pas Daniel Desrochers : il n’est pas une victime innocente. Il connaissait les risques liés à son choix de carrière. Mais les deux sont morts dans des circonstances qui marquent un changement de paradigme chez certains bandits, une nouvelle forme de prise de risques.

Jacques Duchesneau partage donc le constat du chef de la police de Laval, Pierre Brochet, qui trouve inquiétant que le meurtre de Scoppa ait été commis dans une salle bondée, devant des centaines de témoins. « Je remercie le Bon Dieu qu’il ne soit rien arrivé de plus grave aux citoyens », a déclaré M. Brochet à La Presse.

C’est un miracle, mais on peut aussi dire que c’est un choix fait par les commanditaires du meurtre — celui de n’avoir aucune considération pour la vie d’autrui — dans l’exécution de « contrats » mis sur la tête d’un ennemi.

Ou d’avoir choisi des cabochons pour exécuter le contrat en question.

***

Je ne suis pas certain de la stratégie du chef de la police de Laval quand il annonce publiquement le détail de l’opération Répercussion, qui sera menée de concert avec la Gendarmerie royale du Canada et la SQ, cependant. Je trouve qu’il donne beaucoup d’informations aux bandits… Et à leurs avocats.

Mais le chef Brochet fait œuvre utile quand il utilise sa fonction pour dire à quel point le modus operandi du meurtre de Scoppa est inquiétant. Ce n’était pas passé sous le radar, mais je crois que nous avons raté, collectivement, à quel point ce meurtre aurait pu dégénérer en carnage. La sortie du chef est un moment de lucidité pour tout le monde.

Nouvelle approche des affaires de la part d’une nouvelle génération de mafieux ?

Message particulier pour les associés de ce mafieux-là ?

Gaffe d’un sous-traitant ?

Qu’importe : le coup du Sheraton est une cassure avec la bonne vieille méthode par laquelle un rival est abattu d’une balle dans la tête à sa descente de voiture, proprement et discrètement, si on me pardonne ces adverbes. Méthode qui a généralement le mérite d’épargner les innocents.

***

Je ne connais pas le détail de l’opération Répercussion.

Mais, à Montréal, quand la police a voulu calmer les ardeurs de bandes criminelles, la police a utilisé dans le passé toute une palette d’outils, si je me fie à ce que j’ai entendu récemment…

D’abord, la police regarde parmi ses rangs, à la recherche de ceux qui ont les meilleures entrées dans le milieu visé. Ensuite, on leur donne des heures supplémentaires quasi illimitées. Et on leur dit : « Allez passer des messages. »

Ces messages-là sont passés entre quatre yeux. Les acolytes d’un chef un peu trop énervé se feront arrêter à répétition, pour un feu rouge qui était en fait jaune, pour le dépassement de cinq minutes d’un couvre-feu à 22 h (la police était commodément à la porte du gars à 21 h 59), pour avoir traversé la rue sans passage à piétons…

Et là, la conversation peut se dérouler ainsi : 

— Voyons, le gros, pourquoi tu m’arrêtes ?

— Tu diras à ton boss que c’est pas ben, ben gentil ce qu’il fait de ce temps-là…

Le boss peut être un officier grand ou petit de la pègre irlandaise, italienne, canadienne-française ou jamaïcaine, ce n’est pas important.

Ce qui est important, c’est que le message passe, pour qu’un comportement hors norme cesse.

Et quand la police veut vraiment que le message se rende à qui de droit, une rencontre peut même être organisée dans les bureaux d’un avocat de la défense…

Là, des choses peuvent être dites, des choses comme : « Pourriez-vous dire à votre client qu’il est en train de nous donner envie de nous mettre sur son cas 24 heures sur 24 ? »

Des fois, le message passe. Pas toujours, mais des fois.

On peut penser que la police devrait faire ça, harceler le crime organisé 24 heures sur 24, comportements hors norme ou pas. Mais la police a aussi d’autres chats à fouetter et, quand ça touche le crime organisé, elle a le raisonnement suivant…

Les gens dans le crime organisé vivent dangereusement. Ils assument ce risque.

On ne pourra jamais réprimer entièrement leurs activités.

Nous allons enquêter s’ils se tuent entre eux. Nous allons enquêter s’ils importent de la drogue, des armes, s’ils exploitent des personnes, s’ils infiltrent l’économie légale.

Mais s’ils tuent des innocents, là, ce n’est plus seulement de la concurrence entre bandits consentants qui connaissent les règles du jeu : c’est une menace à la paix sociale. Ça demande une réponse différente. Le cri du cœur de Pierre Brochet, c’est ça : un appel à répondre au meurtre de Scoppa de façon exceptionnelle.

Le samedi 4 mai, aucun innocent n’a été tué au Sheraton Laval. Mais on est passé près, très près.

C’était un accroc à la paix sociale, qui commande en effet une réponse vigoureuse comme il y a eu une réponse vigoureuse au crime organisé à moto il y a une génération de cela.

***

Depuis 10 ans, le crime organisé a souvent réussi à déjouer la police. L’opération SharQc est un exemple de victoire des Hells sur la police. La mafia, apprenait-on la semaine passée, a déjoué l’Unité permanente anticorruption dans une affaire de contrats municipaux…

Depuis 10 ans, le crime organisé remporte donc de belles victoires contre la police.

Et depuis 10 ans, la police au Québec est désorganisée, ébranlée par des scandales à répétition.

Ceci n’explique pas cela, mais ça n’aide certainement pas.