La petite l’attendait dans un demi-sous-sol surpeuplé. C’était au mois d’avril, ce genre de mois d’avril montréalais que d’autres appelleraient « février ». Mais l’enfant n’avait aucun vêtement d’hiver, ni mitaines, ni bottes. Un placement d’urgence. La DPJ avait dû faire vite.

Je dis que la petite « l’attendait », mais rendue à neuf familles d’accueil en 18 mois de vie sur Terre, va savoir ce qu’elle attendait…

« Dans ma tête, dit Julie, je la voyais courir vers moi et me sauter dans les bras en criant “maman” ! »

Ç’allait être plus compliqué…

Pas grave. Julie avait décidé de se donner corps et âme pour adopter cette enfant. Elle et son copain avaient prévu le coup. Passé tous les tests, obtenu toutes les autorisations. Ils avaient mis de l’argent de côté. Et pendant un an et demi, ils n’ont pas travaillé, ils n’ont fait que ça : s’occuper de leur enfant.

Encore là, je me trompe : ce n’était pas « leur » enfant. À ce stade-là, elle est seulement placée chez eux. Et on n’aura de cesse de leur dire que la mère biologique conserve ses droits, et la reprendra peut-être. En fait, c’est le but ultime du système : tout faire pour la « retourner » dans sa famille.

Mais quelle famille, au juste ? Une mère seule, désorganisée, qui vivait en maison de chambres. Une mère, en fait, qui ne s’en était jamais occupée. Ça veut dire quoi, alors, « retourner » dans une famille ?

Julie s’accrochait aux statistiques : à la fin, seule une petite minorité de parents biologiques reprennent leur enfant dans les « banques mixtes » de la DPJ – 8 %, lui a dit la travailleuse sociale.

Sauf que se rendre « à la fin », ça peut être long… Interminable.

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« Je devais aller conduire Léa chaque semaine pour qu’elle rencontre sa mère. La première fois, j’étais à peine revenue chez moi, ils m’ont rappelée : revenez, la mère ne s’est pas présentée…

« L’enfant commence à te faire confiance, et on t’oblige à la remettre dans une situation d’abandon. »

La semaine suivante, la mère y était. Mais ça n’a pas aidé.

« Chaque visite, c’était la catastrophe. Léa ne dormait plus pendant deux jours. Elle arrêtait de manger… Après deux, trois jours, ça se plaçait. Et là, bang, nouvelle visite ! Une fois sur deux, la mère n’était pas là. Pas grave, il fallait continuer.

« La travailleuse sociale m’avait dit : tu dois tout noter. Chaque journée. Ses réactions. Tu dois montrer que toi, tu es à tes affaires. C’est comme ça qu’on s’assurera que la cour permettra l’adoption. »

— Julie

Trois mois… six mois… un an à ce régime hebdomadaire. En principe, un enfant de moins de 2 ans placé aussi longtemps hors de son milieu « naturel » doit se faire faire un « plan de vie ». Mais les délais peuvent être repoussés.

Dans le cas de Léa, on a commencé par espacer les visites toutes les deux semaines après un an.

Au bout de deux ans et demi, l’enfant avait 4 ans, et ce supplice se poursuivait. Sans le moindre signe d’amélioration parentale. Et avec toujours des conséquences désastreuses.

« On ne pouvait même pas avoir de rendez-vous avec un pédopsychiatre : ce n’était pas notre enfant. J’étais au bord du burn-out. On avait tout fait. Mais là, c’était trop. J’ai pété ma coche. J’ai convoqué les boss de la DPJ. J’ai dit : j’en peux plus, vous la reprenez ou vous m’amenez devant le juge, mais elle ne va plus voir cette femme-là. Je ne fais plus ça. C’est inhumain. »

Peu de temps après, les visites ont cessé. Il y a eu la cour.

« Pendant deux jours, tu racontes tout ce que tu as vécu, tous les problèmes de l’enfant, et sa mère est là, qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau, et elle pleure sa vie…

« Je ne veux jamais revivre ça, tout le processus, c’est de la marde. En tout cas, c’est sûrement pas pour l’enfant qu’on fait ça. »

— Julie

Il y a un manque de familles d’accueil, mais ici, la famille était trouvée, dévouée, prête. Qui pouvait vraiment penser que cette femme désorganisée, sans même un appartement, qui ne s’était jamais occupée de sa fille, deviendrait soudainement compétente ? Et même à ça, rendue à 4 ans… Trop tard… Tellement trop tard.

Léa avait 6 ans quand elle a été adoptée.

Julie n’a pas été si découragée : ils ont adopté deux autres enfants, mais beaucoup plus jeunes, et sans que les parents biologiques demandent de visites.

« C’est un peu comme les accouchements, j’imagine : on oublie, et on recommence… »

Leur troisième et dernière avait été donnée à l’adoption. La mère a signé tout de suite les papiers.

« C’est comme une dernière preuve d’amour : je ne peux pas prendre soin de toi, je suis trop démunie, mais je te confie à des gens qui t’aimeront… »

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Pourquoi est-ce si long ? Pourquoi faire traîner les choses, faire payer le prix aux enfants, aux parents ? Chaque mois qui passe est une éternité à cet âge-là…

La loi a pourtant changé en 2006, et est censée faciliter l’adoption dans des cas semblables. Mais les vieilles mentalités persistent. Et les décisions des juges varient d’un à l’autre, d’une région à l’autre – même si dès 1994, la Cour suprême insistait sur « l’attachement psychologique » de l’enfant pour déterminer ce qu’est son « intérêt ».

Le message ne s’est manifestement pas rendu partout.

L’affaire de Julie est loin d’être unique. Juste ce week-end, deux autres personnes m’ont fait un récit similaire. Et pas besoin de chercher loin pour entendre la même histoire, avec des détails différents.

Combien faut-il donner de dernières chances à un parent inapte avant de se convaincre qu’on est en train de fucker légalement son enfant ?

***

Oh, puisque vous le demandez, Léa va plutôt bien. Elle a 9 ans. Elle a des problèmes d’attention, elle a doublé une année, mais elle fait de la gym, plein d’autres sports, de la musique, elle a plein d’amies, elle est épanouie. « Si tu m’avais dit il y a six ans, quand elle dormait à côté de mon lit, qu’un jour elle serait comme ça, je ne t’aurais jamais cru. »

On a beau dire, y a du beau monde dans cette ville.