New York - La publication par le New York Times d'une tribune explosive d'un haut responsable anonyme de l'administration Trump a déclenché un vif débat dans la rédaction du quotidien et au-delà, suscitant de nombreuses questions sur le rôle de la presse.

Rarement une personne anonyme, qui s'est présentée elle-même comme membre de la « résistance », aura à ce point focalisé l'attention des médias, du gouvernement, du monde politique et de l'opinion en général.

Fallait-il ou non publier cette tribune, qui laisse entendre que plusieurs membres de l'administration Trump s'emploient sciemment à contrecarrer « les impulsions les plus malencontreuses » de leur président ?

Le débat faisait rage jeudi, après avoir déjà fait l'objet de nombreuses discussions au sein même du quotidien.

Le responsable de la page éditoriale, Jim Dao, a précisé que l'anonymat avait déjà été accordé à des auteurs de tribune, même si les précédents étaient rares, dans le podcast quotidien du New York Times, « The Daily ».

Il semble néanmoins que ce soit une première pour un haut responsable du gouvernement américain, les autres cas concernant des personnes dont l'intégrité physique risquait d'être menacée.

« Nous avons décidé que ce texte était suffisamment important, suffisamment puissant, pour justifier que nous accordions l'anonymat », a dit Jim Dao.

Le responsable a expliqué avoir agi en ayant à l'esprit « les critiques inévitables auxquelles la page éditoriale et le Times, en tant qu'institution, feraient face ».

« C'est du "trolling" »

Le porte-voix conservateur le plus écouté aux États-Unis, Sean Hannity, présentateur vedette de la chaîne Fox News et ami personnel de Trump, a qualifié l'édito de « tribune irresponsable », dont la publication était « dangereuse ».

« Le New York Times enfreint les règles pour le "Deep State" », a titré le site ultra-conservateur Breitbart, en référence à « L'État profond », concept cher aux complotistes qui croient en une coalition clandestine de bureaucrates qui n'en font qu'à leur tête.

Certains, comme l'éditorialiste du site ultra-conservateur « The Daily Caller » Derek Hunter, ont même mis en doute l'authenticité de ce témoignage.

« Le problème, c'est que nous n'avons aucun moyen de vérifier », s'est-il insurgé. « Nous devons croire le New York Times sur parole et franchement, sa parole ne le mérite pas.»

« Cette tribune est une fantastique contribution à l'information du public », considère David Greenberg, professeur de journalisme à l'université Rutgers, pour qui son intérêt justifiait bien d'accorder l'anonymat.

Le fait qu'elle ait été publiée quelques heures seulement après la parution du livre du journaliste Bob Woodward, qui dépeint un tableau apocalyptique de l'ère Trump à la Maison-Blanche, est, pour lui, « opportun ».

« Cela concentre le débat public sur des questions très importantes », fait-il valoir, « en particulier : quel est le rôle approprié pour des officiels qui croient qu'un président s'en remet souvent à un jugement impulsif, empreint d'émotion et déraisonné pour prendre ses décisions ? »

Les critiques visant le Times ne sont pas venues uniquement des cercles ultra-conservateurs.

« Le contenu de la tribune n'est pas informatif » et « contribue peu à la compréhension du public », a soutenu Masha Gessen, du magazine The New Yorker.

« La tribune du New York Times n'est pas un acte de courage, que ce soit par l'auteur ou l'organe de presse. C'est du "trolling", de la part des deux », a écrit, sur Twitter, le journaliste Dan Gillmor, en référence au terme utilisé pour qualifier des attaques, bienveillantes ou non, sur les réseaux sociaux.

« Ce n'est pas un précédent », considère David Greenberg, qui cite les administrations Reagan et Nixon.

« Il était de notoriété publique », dit-il, et cela a été publié dans la presse de l'époque, que « de proches conseillers de (Ronald) Reagan cherchaient souvent à atténuer ses pires instincts ».

Le fait de publier l'édito était-il « lâche », comme l'a dit Donald Trump, ou « une oeuvre de service public », s'interrogeait aussi l'éditorialiste du Washington Post, Margaret Sullivan.

« Je dirais aucun des deux », a-t-elle écrit, estimant que l'opération posait des « problèmes d'éthique journalistique et peut-être des questions juridiques ».

Comme l'a souligné Margaret Sullivan, la rubrique opinion est en principe séparée hermétiquement du reste du journal. Que se passera-t-il, s'est-elle demandée, si l'un des reporters du Times découvre l'identité de l'auteur ?

Pour beaucoup, l'utilisation d'une source anonyme, courante dans les pages d'informations, dans les pages éditoriales est en soi dérangeant, plus que la tribune elle-même.

Pour Masha Gessen, en faisant ce choix et en conservant l'anonymat de l'auteur, « le journal a renoncé à sa mission de demander des comptes au pouvoir ».

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