Un nouvel outil mis en place par YouTube permet à des utilisateurs racistes de faire des dons pour mettre en évidence leurs commentaires haineux en ligne. Un mécanisme qui peut rapporter 1000 $ l'heure aux vedettes de l'extrême droite. Et qui permet à la multinationale d'empocher au passage une partie de l'argent.

Lundi soir, le youtubeur québécois Jean-François Gariépy s'attaquait sur sa chaîne à un sujet délicat : « l'influence juive » en Amérique.

Gariépy, porte-étendard de l'alt-right, défenseur du concept de race et favorable à la création d'États ethniques, est l'une des voix montantes de la droite identitaire sur YouTube. Il compte 40 000 abonnés à sa chaîne et ce nombre grandit chaque jour.

Pendant trois heures, Gariépy, 34 ans, et son invité ont détaillé ce qu'ils estiment être les réseaux d'influence juifs aux États-Unis. Les internautes qui suivaient la conversation pouvaient la commenter en direct.

Les messages défilaient à toute allure au côté de l'écran. Mais certains restaient en évidence beaucoup plus longtemps : c'étaient des « Super Chats », introduits par YouTube en janvier 2017 pour permettre aux créateurs - et à l'entreprise - de faire plus d'argent.

LE CONCEPT

Le concept est simple. En échange de quelques dollars, l'auteur peut publier un commentaire qui restera visible pendant une période de temps proportionnelle au montant de son don.

Lundi soir, la plupart des Super Chats respectaient le code de conduite de YouTube. Mais certains dépassaient clairement les bornes.

Un internaute a ainsi offert 10 $ à Gariépy pour mettre en évidence son commentaire à propos des Juifs : « On coupe la tête du (((serpent))) et les Noirs vont tomber facilement. »

Le commentaire est resté en évidence plus de trois minutes. À noter que la triple parenthèse est utilisée sur l'internet par des antisémites pour désigner une personne comme juive.

Le même internaute a donné un peu plus tard encore 10 $ au youtubeur qui habite à Sainte-Sophie, près de Saint-Jérôme. « Tu dois devenir totalement 14/88 JF », a-t-il écrit cette fois-ci.

Les chiffres « 1488 » font référence aux 14 mots d'un slogan suprémaciste blanc en anglais : « Nous devons préserver l'existence de notre peuple et l'avenir des enfants blancs. » Le « 88 » est une référence aux lettres « HH », pour « Heil Hitler », le salut nazi.

Encore une fois, le commentaire est resté à la vue de tous pendant plus de trois minutes. Il suffisait à un spectateur de cliquer dessus pour le lire, tandis que les commentaires de ceux qui n'avaient pas payé disparaissaient.

PAYANT AUSSI POUR YOUTUBE

En tout, lundi soir, selon nos calculs, Jean-François Gariépy a empoché près de 400 $ en dons pour sa discussion sur les Juifs. Début mai, quand il a reçu Richard Spencer, l'une des figures les plus connues du suprémacisme blanc, Gariépy a touché près de 800 $ de dons en Super Chats.

Ces sommes ne vont pas directement dans les poches des créateurs. YouTube engrange une partie des recettes. Selon plusieurs youtubeurs, l'entreprise, qui appartient à Google, garde 30 % des revenus de Super Chat.

Ce qui signifie que le commentaire néonazi de lundi soir sur la chaîne de Gariépy - 10 $ pour écrire « 1488 » - aurait rapporté 3 $ à YouTube, tout comme le commentaire sur les « serpents » et les Noirs.

La chaîne de Gariépy n'est bien entendu pas la seule où des propos haineux ont été mis en évidence par le système Super Chat. Certains youtubeurs de l'alt-right encore plus populaires amassent en une seule vidéo des milliers de dollars par l'entremise de Super Chat et des dérapages sont monnaie courante.

Buzzfeed relevait récemment des commentaires payés par des spectateurs sur d'autres chaînes de l'alt-right. « Hitler a tout fait comme il faut », écrivait l'un d'eux ; « ce bagel menteur doit se faire remplir la bouche #gazezlesyoupins », y allait un autre.

UN SYSTÈME À AMÉLIORER

YouTube n'a pas voulu confirmer à La Presse la part des revenus qu'elle tire de ces messages. Mais dans un courriel, une porte-parole a convenu que certains Super Chats contrevenaient à sa politique sur les discours haineux et que son système n'était pas parfait.

« Super Chat est une option relativement nouvelle. C'est une source de revenus mineure, mais croissante pour plusieurs créateurs et nous sommes en train de réexaminer nos politiques à la lumière de ces cas rares », a expliqué une porte-parole de YouTube, Nicole Bell.

L'entreprise explique que des améliorations seront apportées à son système. Mais YouTube veut trouver un « équilibre » pour limiter les discours haineux sans pénaliser les youtubeurs. L'entreprise craint ainsi qu'en suspendant des créateurs à cause d'un Super Chat, des gens malintentionnés publient des commentaires transgressifs dans le simple but de faire fermer des chaînes qu'ils n'aiment pas.

JUSQU'À 1000 $ DE L'HEURE

Les Super Chats sont devenus la principale source de revenus pour plusieurs youtubeurs de la droite. Jean-François Gariépy raconte en entrevue qu'il est un de ceux qui a eu le plus de succès avec le nouveau système, récoltant parfois jusqu'à 1000 $ de l'heure.

« Pour les très grandes chaînes, le revenu des annonces peut suffire pour bien vivre, mais pour les chaînes de 20 000 à 80 000 abonnés, les Super Chats sont idéaux pour maintenir la production tout en continuant la croissance de la chaîne », explique celui qui est titulaire d'un doctorat en neurosciences de l'Université de Montréal.

Gariépy explique déployer des efforts pour que le contenu de sa chaîne respecte les règles de YouTube. Selon l'entreprise, c'est aux youtubeurs de s'assurer de la conformité des commentaires des utilisateurs. Mais il convient que des Super Chats peuvent passer entre les mailles du filet.

« Il y aura sans doute de nouvelles innovations qui permettront de détecter ce genre de messages et de les éliminer automatiquement.

« Pour le moment, je les filtre manuellement quand ils passent, simplement en refusant de les lire. Si un utilisateur fait ce genre de commentaires de manière répétitive, ça peut mener à un "ban" permanent. »

- Jean-François Gariépy

Gariépy juge par exemple que le commentaire sur le « serpent » et les Noirs n'aurait pas dû être accepté et mis en évidence. Il ne l'a d'ailleurs pas lu à voix haute durant sa vidéo, comme c'est l'usage pour remercier les donateurs de Super Chat.

Quant au commentaire « 1488 », une référence qui revient constamment sur les chaînes YouTube de l'alt-right, il n'est pas prêt à le condamner.

« Le 14 est une référence aux "14 mots", une phrase anglaise qui stipule que l'on se doit de défendre les peuples blancs et la continuité de leur existence. Je suis d'accord avec cette partie de la référence », commence Gariépy.

Quant au « Heil Hitler », il indique : « Bien que je ne sois pas d'accord avec une approbation totale de l'ensemble des actions d'Adolf Hitler, je tends à être d'accord avec l'idée que les gens sont très peu éduqués sur les objectifs d'Hitler et sur les aspects plus positifs de sa contribution aux politiques allemandes », dit-il.

VERS UNE RADICALISATION DU DISCOURS ?

Récemment, un article de Buzzfeed demandait si l'apparition des Super Chats ne contribuait pas à une radicalisation du discours sur YouTube. Pour aller chercher encore plus de dons, des youtubeurs de l'alt-right seraient tentés de repousser toujours plus loin le discours.

Jean-François Gariépy ne le croit pas. Selon lui, le discours est en effet en train de se radicaliser, mais ça n'a rien à voir avec l'apparition de Super Chat. « Nous faisons face à une sacralisation de la diversité qui a duré plusieurs décennies, c'est là la raison du contrecoup », croit-il.

Saisie d'écran de YouTube

Un internaute a offert 10$ à Jean-François Gariépy pour mettre en évidence son commentaire à propos des Juifs: «On coupe la tête du (((serpent))) et les Noirs vont tomber facilement». La triple parenthèse est utilisée sur l'internet par des antisémites pour désigner une personne comme juive.

Saisie d’écran de la chaîne YouTube de Jean-François Gariépy

Un internaute a offert 10 $ à Jean-François Gariépy pour mettre en évidence ce commentaire : « Tu dois devenir totalement 14/88 JF. » Les chiffres « 1488 » font référence aux 14 mots d'un slogan suprémaciste blanc en anglais : « Nous devons préserver l'existence de notre peuple et l'avenir des enfants blancs. » Le « 88 » est une référence aux lettres « HH », pour « Heil Hitler », le salut nazi.

UN TREMPLIN POUR L'ALT-RIGHT

Il ne fait aucun doute que la mise en place des Super Chats a donné un coup de pouce aux youtubeurs et, plus largement, aux créateurs de contenu de l'alt-right. Sur YouTube, le discours politique semble largement dominé par la droite.

« Je ne pense pas que la gauche se rend compte de la volée monumentale qui lui est servie sur YouTube », écrivait il y a un peu plus d'un an (sur Twitter) Paul Joseph Watson, un youtubeur de droite, adepte des théories du complot qui compte 1,2 million d'abonnés.

Les choses n'ont fait que s'accélérer depuis un an sur la plateforme, où le « nationalisme blanc » et le « réalisme racial » (terme qui désigne le camp de ceux qui croient aux races et à leurs différences) ne cessent de grandir. La croissance de la notoriété de Jean-François Gariépy, l'un des « réalistes raciaux » les plus en vue sur la plateforme, l'illustre.

UNE COMBINAISON DE FACTEURS

Plusieurs facteurs ont contribué à faire de YouTube un tremplin pour la droite identitaire. Selon l'auteur de Making Sense of the Alt-Right, George Hawley, la manifestation Unite the Right en août 2017 à Charlottesville a été un désastre pour le mouvement.

Il rappelle que quelques jours après la manifestation, le site néonazi Daily Stormer a perdu son domaine. Plusieurs plateformes ont ensuite appliqué plus rigoureusement leurs politiques sur le contenu haineux. C'est ainsi que Facebook et Instagram ont résilié les comptes du suprémaciste blanc Christopher Cantwell.

Au fil de ces chamboulements, YouTube est resté une terre d'accueil pour les idées les moins extrêmes de l'alt-right, fait valoir George Hawley.

Dans les derniers mois, un genre de vidéos appelé « bloodsports » s'est aussi développé. On y voit des youtubeurs débattre vigoureusement de sujets tels la race blanche ou le nationalisme ethnique dans un genre de « Fight Club intellectuel », comme l'a décrit récemment un site suprémaciste blanc, Counter-Currents.

UN ACTEUR DE PREMIER PLAN

Jean-François Gariépy a été au coeur de ce changement. Engagé pour coanimer la chaîne Warski Live (275 000 abonnés), il a aidé à initier un plus large auditoire aux idées de l'alt-right et au « réalisme racial ».

« Soudainement, des nationalistes blancs ont réussi à coloniser un recoin de YouTube et ont rencontré des "normies". »

- Le site Counter-Currents, dans une publication récente

« Normies » est un terme qui désigne ceux qui ne partagent pas les idées de la droite identitaire.

Cette nouvelle réalité a permis, toujours selon ce site, d'agrandir vers la droite la fenêtre d'Overton, qui signifie le spectre des discours jugés acceptables par le public.

« Sans l'internet, l'alt-right n'aurait jamais eu ce retentissement. Les institutions traditionnelles, les médias traditionnels ont mis des barrières devant ce genre de racisme explicite, explique George Hawley. On ne lirait jamais ces idées dans le New York Times, mais par les médias sociaux et l'internet, ils sont capables de diffuser leurs idées dans la population. »