Malgré les ratés énormes du système de paie Phénix, IBM Canada continue de faire des affaires d'or à Ottawa. La valeur totale des contrats publics accordés à la société informatique depuis 2011 - année où le projet Phénix a été lancé - s'élève à 1,6 milliard de dollars, révèlent des données obtenues par La Presse.

Ces contrats incluent 499 millions pour l'achat de matériel informatique, 368 millions pour la location d'ordinateurs et de serveurs et 121 millions en « frais de licence ». Le gouvernement fédéral a aussi versé 225 millions à IBM Canada jusqu'à maintenant pour Phénix, au centre d'une controverse depuis sa mise en service il y a deux ans.

Le débat sur le partage de la responsabilité entre IBM et Ottawa dans le fiasco Phénix continue de faire rage. Services publics et Approvisionnement Canada (SPAC), ministère responsable de l'implantation du système, refuse de dire s'il envisage des poursuites contre le géant de l'informatique.

« SPAC continue de demander des comptes à IBM pour tous les aspects dont la société est responsable dans le cadre du contrat conclu. »

- Michèle Larose, porte-parole de Services publics et Approvisionnement Canada

Elle ajoute qu'IBM s'est acquitté de ses obligations contractuelles au fil des ans « en effectuant toutes les tâches qui lui avaient été assignées », selon le modèle convenu à l'époque. Mme Larose précise toutefois qu'« il est clair que cette façon de faire n'a pas donné les résultats espérés », alors que des dizaines de milliers de fonctionnaires sont toujours impayés, sous-payés ou surpayés.

Ottawa a annoncé son intention d'abandonner Phénix le mois dernier, à l'occasion du dernier budget fédéral. Citant des ratés « tout simplement inacceptables », le gouvernement a indiqué qu'il le remplacerait par un nouveau système de paie qui pourrait inclure - ou pas - des éléments de Phénix. La facture totale de ce fiasco dépassera 900 millions, selon les estimations d'Ottawa, et pourrait même atteindre 1,2 milliard, selon des chiffres obtenus par CBC.

SEPT À HUIT ANS

Dans les rangs libéraux, on convient que les problèmes liés au système de paie Phénix risquent de hanter le gouvernement Trudeau pendant des années, même si le ministre des Finances Bill Morneau a annoncé dans son dernier budget que ce système serait remplacé.

« Cela va prendre au moins sept à huit ans avant que le système soit entièrement remplacé. Cela veut dire que nous en avons pour deux élections. »

- Une source libérale s'exprimant sous le couvert de l'anonymat

Si les syndicats représentant les milliers de fonctionnaires fédéraux ont salué la décision du gouvernement Trudeau de remplacer le système de paie Phénix, ils ont aussi affirmé avoir l'intention d'en faire un enjeu dès les prochaines élections fédérales, prévues en octobre 2019, dans les circonscriptions où l'on compte de nombreux employés de la fonction publique fédérale.

Les syndicats ont longtemps déploré la lenteur des libéraux de Justin Trudeau à s'attaquer à ce problème, eux qui avaient d'ailleurs initialement promis de régler ce fiasco au plus tard en octobre... 2016. Depuis lors, aucun échéancier n'a été évoqué par la ministre des Services publics et de l'Approvisionnement, Carla Qualtrough, responsable du dossier au Cabinet.

UN « BORDEL »

Hassan Yussuff, président du Congrès du travail du Canada, qui représente près de 300 000 employés fédéraux, dont des milliers ont subi des préjudices en raison de Phénix, se montre toujours aussi atterré par la situation. Il attribue une bonne partie de la responsabilité à l'ancien président du Conseil du Trésor, le conservateur Tony Clement, mais il croit aussi qu'IBM devrait être punie.

M. Yussuff s'est d'ailleurs dit surpris d'apprendre qu'IBM avait récolté 1,6 milliard en contrats fédéraux depuis 2011. « Si j'étais le gouvernement, je ne leur donnerais plus de contrats, car ils sont en partie responsables du bordel dans lequel on se trouve », a-t-il lancé.

IBM RÉPOND

Une porte-parole d'IBM Canada, Carrie Bendzsa, a répondu brièvement par courriel aux questions de La Presse au sujet de Phénix.

« Comme le gouvernement canadien l'a reconnu à plusieurs reprises, IBM remplit ses obligations en ce qui a trait au contrat de Phénix, et le logiciel fonctionne tel que spécifié par le gouvernement. IBM demeure un élément-clé de ce projet en cours et est fermement engagé au succès global du projet. »

Un haut dirigeant d'IBM, Regan Watts, a pour sa part pris la parole publiquement sur le dossier Phénix pour la toute première fois, mercredi soir, devant un comité du Sénat. Il a fait valoir que l'entreprise avait rempli son mandat et n'était pas responsable de ce fiasco - un tort qui incomberait plutôt à l'État canadien.

« La responsabilité d'IBM était la composante technologique, a-t-il dit en entrevue au Toronto Star. Le logiciel fonctionne ainsi qu'il a été conçu. »

Regan Watts soutient que Phénix peut « être réparé » et n'a pas besoin d'être remplacé. IBM affirme avoir dépensé 10 millions de son propre argent pour tenter de trouver des solutions, rapporte le journal torontois.

DEMANDER DES COMPTES

La ministre Carla Qualtrough n'a pas voulu préciser si Ottawa comptait revoir sa relation commerciale avec IBM Canada, pendant un point de presse jeudi au parlement.

« Nous demandons fermement des comptes à IBM pour cela [Phénix] et pour tous les contrats que nous avons avec eux, nous nous assurons que les obligations qu'ils ont en vertu de notre relation contractuelle sont respectées, a-t-elle dit. Je travaille de très près avec les hauts dirigeants d'IBM sur une base régulière pour m'assurer que leurs obligations contractuelles sont remplies. »

- Avec William Leclerc, La Presse