L'Agence du revenu du Canada (ARC) refuse depuis 2012 de fournir une série de données cruciales sur les impôts au Directeur parlementaire du budget (DPB). Sa patience a été épuisée à un point tel qu'il entamera une procédure extraordinaire contre l'ARC s'il n'obtient pas de réponses d'ici la fin du mois. L'affaire pourrait aboutir en Cour fédérale.

« Je pense que j'ai été très patient, a lancé Jean-Denis Fréchette en entrevue à La Presse. C'est pour ça que maintenant, j'ai atteint ce niveau où je n'ai plus à être patient. Il faut qu'il se passe quelque chose. »

Le bureau du DPB, créé en 2006, vise à offrir une analyse indépendante sur différents aspects des finances publiques canadiennes. Le litige qui l'oppose à l'ARC touche l'étude de « l'écart fiscal », soit la différence entre les impôts dus et ceux qui sont réellement perçus par l'État. Le manque à gagner d'Ottawa se calculerait en milliards, voire en dizaines de milliards de dollars chaque année.

Jean-Denis Fréchette et son équipe demandent à l'ARC de leur fournir des données anonymes sur les déclarations de revenu des Canadiens afin d'effectuer un calcul indépendant de l'écart fiscal. Le DPB a envoyé pas moins de 11 lettres officielles à l'ARC à ce sujet depuis cinq ans, en plus de tenir de nombreuses rencontres infructueuses avec des fonctionnaires.

AGENCE « BIPOLAIRE »

Les rebondissements ont été nombreux depuis le début de ce feuilleton, relate M. Fréchette. À certains moments, l'Agence a accepté de fournir les données demandées, avant de se raviser ou de cesser de répondre pendant de longues périodes. En 2014, l'ARC a exigé 141 000 $ pour fournir des informations qui devaient pourtant être gratuites, pour ensuite changer son fusil d'épaule.

« L'Agence est presque professionnellement bipolaire. Il y a cette bipolarité que je constate, et à un moment donné, il faut s'arrêter et faire une pause. »

- Jean-Denis Fréchette, directeur parlementaire du budget

Le directeur parlementaire du budget a fait connaître son ras-le-bol à la ministre du Revenu national Diane Lebouthillier dans une lettre envoyée le 17 janvier dernier. Il a donné à l'ARC une date butoir - le 28 février prochain - pour lui fournir les données réclamées à maintes reprises sur les contribuables canadiens.

« Si l'information demandée n'est pas transmise dans les délais demandés, nous estimerons qu'il s'agit d'un refus de la demande présentée en vertu de l'article 79.4 de la Loi sur le parlement », précise la missive obtenue par La Presse.

RECOURS ENVISAGÉS

Si l'ARC refuse toujours de lui fournir les données à la fin du mois, Jean-Denis Fréchette pourra se tourner vers les présidents de la Chambre des communes et du Sénat, dont il relève. Il pourra leur faire part du refus d'obtempérer de l'Agence, qui contrevient selon lui aux pouvoirs qui lui sont conférés par la loi. Il s'agirait d'une procédure inédite.

Le coeur de la discorde touche l'article 241 de la Loi de l'impôt sur le revenu, qui interdit aux fonctionnaires de l'ARC de divulguer des renseignements confidentiels sur les contribuables. L'article contient une série d'exceptions, et le DPB est persuadé de pouvoir légitimement obtenir les informations requises sans contrevenir à la loi. D'autant plus que le DPB ne veut pas de renseignements nominaux, qui permettraient d'identifier des citoyens, mais plutôt des données brutes.

Jean-Denis Fréchette envisage par ailleurs de se tourner vers la Cour fédérale pour obtenir un avis juridique sur l'interprétation du fameux article 241, ce qui constituerait là aussi une première.

À l'Agence du revenu, le porte-parole Patrick Samson a indiqué que des « divergences d'opinions » persistaient quant à l'interprétation de l'article 241. 

« Une communication non autorisée de renseignements pouvant identifier un contribuable est une infraction criminelle. L'ARC prend donc une approche prudente et s'assure qu'aucun renseignement communiqué ne pourra être isolé pour mener à l'identification d'un contribuable. »

- Patrick Samson, porte-parole de l'Agence du revenu du Canada

Il fait valoir que l'ARC a déjà fourni à plusieurs reprises des renseignements demandés par le DPB, « dans un délai raisonnable ». Il n'a pas voulu préciser si l'Agence respecterait la date butoir du 28 février.

« INDUIRE EN ERREUR »

Le temps est venu de s'adresser aux tribunaux pour forcer l'ARC à fournir les données demandées, plaide de son côté le sénateur Percy Downe. Le politicien de Charlottetown a fait de la question de l'écart fiscal l'un de ses principaux chevaux de bataille, ces dernières années, et il dénonce avec vigueur le manque de transparence de l'agence gouvernementale.

« En raison des nombreux cas où l'ARC a induit les Canadiens en erreur, par exemple dans le dossier des centres d'appels ou des crédits d'impôt pour personnes handicapées, il est clair qu'on a besoin d'une estimation indépendante de l'écart fiscal qui devrait être faite par le DPB », a-t-il avancé en entrevue à La Presse.

Le sénateur Downe estime que l'Agence aurait dû fournir les données requises « il y a plusieurs années déjà ». Il a déposé un projet de loi au Sénat en novembre dernier en vue de forcer l'ARC à calculer « l'écart fiscal » du Canada et à remettre au DPB toutes les données brutes recueillies sur le sujet. Il rappelle que plusieurs pays mesurent déjà depuis des années l'écart fiscal, dont les États-Unis, le Royaume-Uni, la Suède, le Danemark et l'Australie.

Un rapport récent du Conference Board a évalué à 47,8 milliards le manque à gagner d'Ottawa en matière d'impôts et de taxes non perçus, mais aucune analyse exhaustive et crédible n'a jamais été réalisée sur le sujet. Jean-Denis Fréchette estime que son équipe pourrait calculer l'écart fiscal du pays dans un délai de six à huit mois, pour autant que l'ARC lui remette les données demandées.

L'Agence du revenu a publié depuis 2016 trois rapports études sur l'écart fiscal, qui analysent quelques facettes de la situation. Le DPB déplore toutefois que ces documents ne donnent qu'une idée fragmentaire de la réalité, plutôt qu'un portrait d'ensemble.

Au cabinet de la ministre Diane Lebouthillier, on a indiqué que l'ARC travaillait de concert avec le DPB « pour trouver une manière acceptable de fournir les données demandées en respectant la confidentialité des Canadiennes et Canadiens ».

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QU'EST-CE QUE LE DPB ?


Le poste de directeur parlementaire du budget (DPB) a été créé en 2006, à la suite de critiques répétées concernant l'exactitude et la crédibilité du processus de prévision financière du gouvernement fédéral. Sa fonction première est de présenter une analyse indépendante sur le budget ou toute autre question relative aux finances de l'État canadien. Il tente de s'assurer que les gouvernements ne trafiquent pas la réalité à des fins politiques, en gonflant par exemple les prévisions de déficit ou en sous-estimant les excédents prévus. Le DPB, qui relève à la fois de la Chambre des communes et du Sénat, bénéficie depuis l'an dernier de pouvoirs accrus et d'une autonomie étendue. Jean-Denis Fréchette, l'actuel DPB, a été nommé en 2013 pour un mandat maximal de sept ans, renouvelable une fois.

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UN FEUILLETON EN CINQ DATES

Décembre 2012

Le Directeur parlementaire du budget (DPB) envoie une première lettre à l'Agence du revenu du Canada (ARC) au sujet de l'étude sur « l'écart fiscal », tel que calculé par l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). L'ARC répond qu'elle ne génère pas de données sur le sujet.

Avril 2014

Après plusieurs demandes de renseignements infructueuses, le DPB envoie une sixième lettre à l'Agence. Le DPB accepte de payer les 141 000 $ réclamés par l'ARC pour fournir les données demandées. Un délai de six mois est fixé. Les données ne seront pas fournies.

Mars 2015

Les pourparlers piétinent. Le DPB envoie une 10e lettre à l'ARC pour demander une référence commune (avis juridique) à la Cour fédérale au sujet de l'interprétation de l'article 241 de la Loi de l'impôt sur le revenu. L'objectif : déterminer si la divulgation de données au DPB violerait - ou pas - la confidentialité des contribuables. L'ARC refuse de transmettre la question au tribunal.

Novembre et décembre 2017

L'ARC se fait pincer par le Vérificateur général du Canada pour avoir nettement surestimé la performance de ses centres d'appels. L'Agence est peu après accusée d'avoir menti sur l'abolition d'un crédit d'impôt destiné aux personnes handicapées. Le sénateur Percy Downe, fort critique envers l'ARC, dépose un projet de loi au Sénat pour la forcer à divulguer ses données sur l'écart fiscal.

Janvier 2018

Le directeur parlementaire du budget Jean-Denis Fréchette envoie une lettre sous forme d'ultimatum à la ministre du Revenu national Diane Lebouthillier. Il souligne que la loi lui donne le droit « de prendre connaissance, gratuitement et en temps opportun, de tout renseignement qui relève du ministère et qui est nécessaire à l'exercice de son mandat ». Il souhaite dans ce cas-ci calculer de façon indépendante l'écart fiscal.