Se disant victime d'une agression sexuelle survenue lors d'un party d'employés en 2014, une jeune femme qui travaillait pour le Groupe Juste pour rire affirme n'avoir reçu aucun soutien de la direction de l'entreprise, qui aurait tout fait pour camoufler l'affaire.

Juste pour rire a aussi contesté la demande d'indemnisation de l'employée auprès de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST), qui a pourtant reconnu clairement que la jeune femme «s'est fait droguer et agresser sexuellement» dans un «événement survenu à l'occasion du travail».

Morgane Laloum, qui s'est rendue à l'hôpital et a porté plainte à la police dès le lendemain de l'événement, s'interroge aussi sur le travail des enquêteurs du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) : ils auraient négligé plusieurs pistes pouvant mener à l'identification de son agresseur et au dépôt d'accusations contre lui, selon elle.

«J'avais des morsures sur les fesses, des bleus sur les cuisses et les fesses. J'ai été droguée, alors je ne me souviens de presque rien. Je me suis réveillée chez moi et je n'avais plus de culotte sous ma robe.»

La jeune femme, étudiante en droit et employée de la billetterie du Festival Juste pour rire à l'époque, a montré à La Presse le rapport médical indiquant qu'elle avait subi une «agression sexuelle» avec «ecchymoses multiples et abrasions» au crâne, au dos, aux cuisses et aux jambes.

Le médecin a adressé une demande à la CSST afin qu'elle soit mise en arrêt de travail.

Pour pallier ses trous de mémoire, Morgane Laloum a questionné des amis et collègues qui l'ont vue ce soir-là, au party de clôture du Festival Juste pour rire. Ils lui ont confirmé l'avoir vue en compagnie d'un barman, en précisant qu'elle ne semblait pas dans son état normal, dit-elle.

Elle est convaincue que le barman a mis de la drogue dans son verre pendant la soirée, pour ensuite profiter de son état pour l'agresser sexuellement.

«J'ai même vu les bandes vidéo enregistrées par des caméras de surveillance, montrant le barman qui m'amène derrière un mur et qui revient après un certain temps en faisant des high five à ses amis», raconte-t-elle.

Les analyses médico-légales n'ont toutefois pas trouvé de traces d'ADN d'un présumé agresseur, et aucune trace de drogue n'a été trouvée dans son sang. Le GHB, surnommé «la drogue du viol», n'est cependant plus détectable dans le sang après cinq à huit heures.

Mme Laloum s'est rendue peu après au service des ressources humaines de Juste pour rire pour rapporter l'épisode et demander du soutien. Des employés qui ont tenté de l'aider se sont rapidement fait dire de cesser leurs démarches.

«On m'a dit de me taire»

Sachant que Morgane Laloum avait fait une plainte à la police, Josiane*, qui travaillait aux ressources humaines de Juste pour rire, a pris contact avec le SPVM pour offrir sa collaboration à l'enquête. Elle s'est aussi adressée au responsable de la soirée des employés, pour l'informer de ce qui s'était passé et lui poser des questions sur l'agresseur que la jeune femme aurait identifié, qui travaillait pour un sous-traitant du festival.

«Quand la direction a été informée de mes interventions, je me suis fait crier après, on m'a dit de me taire, que je brassais de la m... et que si cette histoire sortait dans les médias, ça nuirait à la compagnie et à Gilbert Rozon, en raison de sa condamnation passée pour agression sexuelle», raconte Josiane, qui a été tellement affectée par cette histoire et par la réaction de ses patrons qu'elle est partie en congé de maladie peu de temps après. Elle a été remerciée au moment de son retour au travail.

«La direction a tout fait pour enterrer cette histoire», confirme Jean-Marc*, un ex-employé cadre. «On se faisait dire de ne pas en parler pour protéger l'entreprise et protéger le président.»

«Les dirigeants cherchaient même dans le profil Facebook de l'employée pour trouver des photos montrant qu'elle sortait avec ses amis et qu'elle n'était pas affectée par les événements.»

«Quand j'y repense, ça me rend malade, mais c'est la culture d'entreprise. Ils se cri... de tout sauf des profits.»

Gisèle*, une autre employée, a aidé Morgane Laloum à remplir les formulaires de demande d'indemnisation à la CSST, à l'insu de ses patrons. «Je voyais que l'entreprise ne lui offrait aucun support. Elle n'était même pas admissible au programme d'aide aux employés puisqu'elle travaillait à temps partiel», déplore-t-elle.

«Non seulement la direction n'a pas tenté de savoir ce qui s'était passé, mais elle nous demandait de ne plus parler de l'affaire.»

Contestation à la CSST

La direction de Juste pour rire a contesté la décision de la CSST d'indemniser Mme Laloum. Selon les documents de la commission, l'employeur s'est opposé à l'indemnisation en affirmant que son employée se trouvait «à l'extérieur des lieux de travail» au moment des événements et qu'elle «effectuait une activité personnelle».

Après révision, la CSST a maintenu sa conclusion. «Il s'agit d'un événement organisé par l'employeur, pour les employés, qui clôturait le festival Juste pour rire. Les différentes dépenses étaient prises en charge par l'employeur. [...] Lors de cette soirée, la travailleuse s'est fait droguer et agresser sexuellement.»

«Ces éléments, ainsi que la déclaration immédiate à l'employeur, la consultation médicale le jour de l'événement et la cessation de travail le même jour permettent de conclure que l'événement est survenu à l'occasion du travail», indique la réviseure dans sa décision. «De plus, le diagnostic retenu est compatible avec l'événement décrit.»

La CSST a donc trouvé crédible le témoignage de la plaignante, mais en tant que tribunal administratif, l'organisme ne mène pas des enquêtes aussi poussées que la police quand elle cherche à déposer des accusations devant les tribunaux.

La PDG du Groupe Juste pour rire, Guylaine Lalonde, a refusé notre demande d'entrevue pour nous donner sa version des faits. Mme Lalonde remplace Gilbert Rozon à la tête de l'entreprise depuis la semaine dernière, mais elle était gestionnaire en chef au moment des événements.

Le porte-parole de l'entreprise, Jean-David Pelletier, nous a affirmé que Juste pour rire n'a jamais contesté les faits ni cherché à empêcher l'indemnisation de son employée. Il soutient que la demande de révision à la CSST a été faite pour que Morgane Laloum soit plutôt payée par l'assurance collective. Or, Mme Laloum n'était pas couverte par l'assurance collective des employés.

*Les ex-employés de Juste pour rire joints dans le cadre de ce reportage ont demandé à ce que leur anonymat soit protégé par crainte de représailles.

Des pistes d'enquête ignorées ?

Morgane Laloum affirme que des témoins, dont elle a donné les noms à la police, pouvaient raconter une partie des événements de la soirée. Or, les enquêteurs auraient ignoré ces pistes, déplore-t-elle. « J'ai dû moi-même leur fournir les coordonnées de mon agresseur parce qu'ils ne les trouvaient pas, alors qu'il est très facile à retracer, dit Mme Laloum. Ils ne l'ont même pas interrogé, ils lui ont seulement parlé au téléphone. »

La jeune femme affirme aussi avoir regardé avec une première policière des bandes vidéo provenant de caméras de surveillance, où on la voyait ainsi que celui qu'elle accuse de l'avoir agressée. Mais lorsqu'elle a contacté le SPVM cette semaine pour poser des questions sur l'enquête, on lui a répondu que son dossier ne contenait aucune image vidéo.

Le dossier de Morgane Laloum est classé comme « non résolu », explique Vincent Rozon, commandant des Crimes majeurs du SPVM, en ajoutant qu'il ne peut commenter un dossier en particulier. Il révèle toutefois que des vidéos ont été visionnées par les enquêteurs. « Mais elles ne permettaient sans doute pas de faire progresser l'enquête », avance-t-il. Si la personne soupçonnée d'être l'agresseur n'a pas été interrogée, c'est qu'il « faut avoir des éléments permettant d'identifier quelqu'un comme agresseur », note-t-il.

Si une victime n'est pas satisfaite du travail des policiers, le commandant Rozon l'invite à les contacter pour qu'on lui explique comment l'enquête a été menée. « On ne veut surtout pas que les victimes pensent qu'on ne les croira pas, insiste-t-il. Mais pour porter des accusations en vertu du Code criminel, le fardeau de la preuve est lourd. Le travail de corroboration n'est pas facile dans les cas d'agressions sexuelles, qui sont des crimes pour lesquels il y a rarement des témoins. »

Le commandant Vincent Rozon n'a aucun lien de parenté avec Gilbert Rozon.