L'Association professionnelle des ingénieurs du gouvernement du Québec (APIGQ) a demandé hier à l'Unité permanente anticorruption (UPAC) d'ouvrir une enquête policière sur l'attribution du contrat de 22 millions visant à mandater un « certificateur indépendant » pour le projet de l'échangeur Turcot.

Après qu'une des trois firmes du consortium gagnant eut été écartée du mandat pour cause de conflit d'intérêts et l'arrestation de son ingénieur principal sous des allégations de corruption, l'APIGQ estime que plusieurs indices tendent à démontrer qu'« il n'y a pas vraiment eu de concurrence » lors de l'appel d'offres public ayant mené à la nomination du certificateur.

« Nous nous sommes d'abord intéressés à ce contrat parce qu'une des trois firmes du consortium, MMM, a été rachetée par la société WSP, qui est un des principaux concepteurs du nouvel échangeur, a expliqué hier Marc-André Martin, président de l'APIGQ, à La Presse. Il y avait là un conflit d'intérêts évident, mais le ministère des Transports semble avoir réglé le problème sans attendre. Puis l'ingénieur Dany Moreau, qui jouait un rôle central pour le certificateur, a été arrêté mardi dernier par l'UPAC pour avoir présumément participé à de la collusion dans des contrats de la Ville de Montréal. »

« C'est en remontant aux origines du contrat du certificateur indépendant qu'on a découvert des choses inhabituelles pour un contrat doté d'honoraires aussi importants [22 millions] et d'une telle importance stratégique pour le ministère des Transports », ajoute M. Martin, qui cite au moins quatre anomalies qui ont retenu l'attention de l'APIGQ.

UN APPEL D'OFFRES DE 19 JOURS

Le certificateur indépendant du projet Turcot est en quelque sorte les yeux et les oreilles du ministère des Transports, de la Mobilité durable et de l'Électrification des transports (MTMDET) dans l'immense chantier de 3,7 milliards pour la conception et la construction du plus grand échangeur autoroutier du Québec. En cours de mandat, il devra notamment examiner la conformité de tous les éléments conçus et construits par le consortium KPH Turcot, responsable du projet, délivrer 450 avis de conformité relatifs aux plans et devis et 250 certifications sur la construction de tous les ponts, ponts d'étagement et tronçons routiers prévus au contrat. Il devra aussi offrir son expertise sur la valeur des travaux et matériaux utilisés en cas de dépassement des coûts.

Étant donné l'importance stratégique du mandat, l'APIGQ s'est d'abord étonnée que l'appel d'offres public sur le site SEAO n'ait duré que 19 jours, du 7 au 26 juin 2013, dont seulement 11 jours ouvrables. « Ça ne donne pas beaucoup de temps pour créer un consortium », dit M. Martin.

La deuxième anomalie tient au fait que l'appel d'offres, qui exigeait une expertise très large en génie routier, était limité à des firmes de la grande région de Montréal. Il s'agissait en effet d'un « appel d'offres régionalisé en services professionnels », généralement limité à des contrats de 250 000 $ ou moins et de courte durée.

Seules deux entreprises ont soumissionné malgré l'importance et l'intérêt de ce contrat de plus de cinq ans, doté d'honoraires de 22 millions. Le consortium formé par les firmes MMM, SMi et ARUP, qui a remporté la mise, et la firme Delcan Corporation.

UNE « PLACE D'AFFAIRES » DANS UN TRIPLEX

Selon M. Martin, la présence de Delcan, dans cet appel d'offres, est singulière. Cette firme, qui jouit d'une grande renommée et qui avait notamment produit deux rapports devenus célèbres sur l'état du pont Champlain, en 2011, n'était pas très active au Québec à cette époque. Elle était surtout connue en Ontario.

Pour répondre aux conditions d'un appel d'offres régionalisé, Delcan avait toutefois fourni l'adresse municipale montréalaise... d'un triplex cossu de la rue Fleury, dans le nord de la métropole.

« Je ne suis pas sûr que cette adresse corresponde à la définition d'une place d'affaires, fait remarquer M. Martin. Dans le cas contraire, la soumission de Delcan n'aurait pas dû être reconnue conforme. »

Finalement, moins d'un an après l'attribution du mandat du certificateur, la firme perdante, Delcan, a été achetée par la firme américaine Parsons, le 1er avril 2014. Quelques mois plus tard, en décembre 2014, le contrat pour la construction de l'échangeur était attribué par Québec au consortium KPH Turcot. Parsons est l'un des principaux partenaires de ce consortium.

Hier, par voie de communiqué, l'APIGQ a lancé un appel au premier ministre Philippe Couillard pour qu'il confie à la vérificatrice générale le mandat d'enquêter sur l'attribution du contrat du certificateur indépendant.



Photo Patrick Sanfaçon, Archives La Presse

L'ingénieur Dany Moreau a été arrêté mardi par l'Unité permanente anticorruption.

ÉCHOS À L'ASSEMBLÉE NATIONALE

Les informations révélées hier dans La Presse sur le rôle central joué dans le projet Turcot par l'ingénieur Dany Moreau, arrêté mardi par l'UPAC relativement à des allégations de corruption dans des contrats de la Ville de Montréal, ont eu des échos jusqu'à l'Assemblée nationale.

Le ministre des Transports, Laurent Lessard, a souligné que M. Moreau avait été relevé de ses responsabilités touchant le chantier de l'échangeur Turcot dès que des accusations avaient été déposées à son endroit.

Il répondait alors aux questions du député caquiste Éric Caire, pour qui il était inconcevable que l'on ait retenu ce professionnel et cette firme. À la commission Charbonneau, l'ingénieur Michel Lalonde avait clairement indiqué que la firme SMi et M. Moreau avaient participé à la collusion pour la répartition des contrats. « Comment expliquer un fiasco aussi total ? », s'est insurgé M. Caire, en rappelant l'appel des ingénieurs du gouvernement pour le maintien de l'expertise à l'interne de la fonction publique.

Le président de l'APIGQ a souligné que le contrat du certificateur indépendant pour le projet Turcot « exigeait une probité hors de tout doute étant donné qu'il visait à effectuer les vérifications requises pour le paiement des travaux et les dépassements de coûts ».

Pour Marc-André Martin, il faut se demander si le gouvernement a tiré les leçons des travaux de la commission Charbonneau.

- Avec la collaboration de Denis Lessard, La Presse