L'immeuble de briques rouges, situé rue Sainte-Catherine Est, est bien connu des policiers. Il est animé jour et nuit par un va-et-vient de personnages troubles et de prostituées, qui font le trottoir juste en face. Dès qu'on y entre, on est frappé par l'insalubrité générale - et par l'odeur âcre d'un mélange de cigarette et de plastique brûlé, qui prend à la gorge.

Au bout d'un corridor froidement éclairé par des néons, dans une pièce aux fenêtres couvertes d'un drap sale, une femme fortement intoxiquée est couchée de travers sur un matelas jeté au sol. À gauche, c'est le «bureau des dealers». À droite, une pièce couverte de graffitis, décrite comme étant le «crackhouse». Une quinzaine de personnes y sont assises sur de vieux sofas et écoutent de la musique en fumant du crack, sous le regard d'un colosse qu'on devine être le gardien de sécurité désigné. Une femme aux yeux écarquillés, pleine de tics de visage et qui se dit infirmière, cherche frénétiquement ses clés d'auto dans son sac à main. «On s'en va dans le nord de la ville. Quelqu'un veut un lift?», demande-t-elle en sortant son trousseau, avant de partir d'un pas vif mais chancelant vers l'extérieur.

«Moi, je fais de l'héro et du crack», admet la femme couchée sur le matelas. Le fentanyl, elle en a bien sûr entendu parler, comme toutes les personnes que nous avons croisées dans cet endroit. «Mais il n'y en a pas ici», assure-t-elle. Dans le corridor, les revendeurs s'empressent de le confirmer. «Ici, tu ne trouveras pas ça, du fentanyl, insiste un homme au regard dur, tatoué jusqu'au cou. Pas plus que de l'Oxycontin ou de l'hydromorphone», deux autres puissants opioïdes issus du marché légal des médicaments, mais qui font des ravages partout en Amérique parmi les consommateurs de drogues injectables.

Ceux qui s'intéressent de près à l'univers des junkies tendent à leur donner raison. Chaque année, le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) saisit des dizaines de timbres de fentanyl, détournés dans la plupart des cas du marché pharmaceutique. Mais la vague de surdoses liées à ce puissant opioïde, qui frappe le continent tout entier, ne semble pas atteindre Montréal. 

Alors que la Colombie-Britannique rapporte 238 morts liées à une surdose de fentanyl pour les six premiers mois de 2016 et que l'Alberta en recense plus de 140 pour la même période, le SPVM parle ici de quelques cas de surdose par mois, tout au plus. Le Bureau du coroner a rapporté, en 2014, 11 cas où le fentanyl a contribué à la mort d'une personne.

La Gendarmerie royale du Canada (GRC) le confirme d'ailleurs: «C'est comme pour le crystal meth et les métamphétamines. Ici, on a été relativement épargnés par ce fléau», indique le caporal Jacques Théberge, spécialiste des drogues et du crime organisé au corps de police fédéral.

Comment l'expliquer? «Depuis 50 ans, Montréal est une plaque tournante pour l'héroïne. Il y a une grande disponibilité d'héroïne à bon marché dans la rue», soutient Guy-Pierre Lévesque, fondateur de l'organisme Méta d'Âme, qui aide les utilisateurs d'opioïdes à s'en sortir. Devant l'abondance de drogue de relativement bonne qualité dans la rue, les utilisateurs sont moins portés à se tourner vers des solutions de rechange bon marché, comme le fentanyl, l'OxyContin ou l'hydromorphone.

Agent de coupe

Beaucoup plus puissants que la morphine, ces opioïdes de nouvelle génération, vendus de 3 à 5 $ le comprimé, ou 20 $ pour un timbre, peuvent provoquer des arrêts respiratoires lorsqu'ils sont consommés en trop grande quantité. «Mais d'un point de vue narcotique, le fentanyl n'est pas une drogue de choix. Le buzz est moins intéressant», explique Jean-François Mary, directeur général de l'Association québécoise de promotion de la santé des personnes utilisatrices de drogues (AQPSPUD).

Sa puissance en fait cependant un agent de coupe de plus en plus utilisé par les revendeurs. «Je sais que pour faire plus d'argent, des dealers prennent le fentanyl, le dilaudid ou d'autres opiacés pour couper l'héroïne», explique Samara, ex-héroïnomane qui a elle-même fait quatre surdoses avant d'arrêter. «Ils vont parfois te dire de faire attention parce que c'est plus fort que d'habitude. Mais il n'y a pas vraiment moyen de le savoir.»

L'information est corroborée par la GRC, qui considère que d'un point de vue «d'évaluation du risque», de 10 à 15 grammes de fentanyl peuvent équivaloir à quelques kilos de cocaïne, tant l'opioïde est puissant. «Bien sûr, quand des trafiquants l'ajoutent à de l'héroïne, la méthode de mixage n'a rien de très scientifique. On est loin de la dilution séquentielle qui assurerait un mélange homogène. Disons qu'on brasse avec une cuillère de bois, puis c'est réglé», explique le caporal Théberge.

«Si deux utilisateurs achètent du même trafiquant, et qu'un d'eux tombe sur l'équivalent d'un grain de sel de plus d'opioïde dans le mélange, ça peut provoquer la mort», note-t-il.

Prévenir le pire

«On n'est pas à l'abri d'une batch mal coupée. C'est pourquoi il faut dès maintenant mettre en place des mesures qui permettraient de prévenir des vagues de surdoses comme celles qu'on voit ailleurs», plaide Jean-François Mary.

Parmi les solutions, les groupes qui interviennent auprès des toxicomanes réclament un accès accru au naloxone, un antidote injectable ou en vaporisateur nasal, qui bloque temporairement l'effet des opioïdes sur le système nerveux. Depuis 2015, l'organisme Méta d'Âme a formé plus de 250 utilisateurs de drogues injectables et intervenants sociaux pour l'utilisation de trousses qui contiennent l'antidote et tout le matériel nécessaire pour l'administrer lors d'une surdose. De plus en plus de junkies les transportent en tout temps sur eux.

Parmi les cas, au moins 17 personnes se sont réveillées dans les instants qui ont suivi l'injection de l'antidote. «Une vingtaine d'utilisations, ça veut dire que c'est une vingtaine de vies sauvées», souligne Guy-Pierre Lévesque, qui cherche actuellement à renouveler les subventions permettant de continuer la distribution de ces trousses de naloxone, vendues autour de 60 $ pour deux doses.

Laboratoires chinois et variantes

La GRC vient quant à elle de distribuer 13 700 doses de cet antidote à ses agents partout au pays. Car si le fentanyl était surtout détourné du marché pharmaceutique sous forme de timbre il y a quelques mois, les enquêteurs tombent de plus en plus sur des formes poudreuses fabriquées dans des laboratoires. 

La plupart des importations semblent provenir de Chine. Et leur puissance augmente de façon inquiétante. Le corps policier a notamment saisi l'été dernier, à Laval, 8 g de «W-18», un dérivé d'opioïde qui serait jusqu'à 100 fois plus puissant que le fentanyl. Et à Cincinnati, les policiers ont récemment découvert du carfentanyl, une forme de fentanyl servant d'analgésique pour éléphant. Elle est si dangereuse que l'équivalent d'un grain de sel consommé par un humain provoque la mort. 

«Ce sont des substances qui sont extrêmement volatiles. Dans nos protocoles d'intervention, on doit s'assurer de faire couper la ventilation avant d'entrer dans un endroit où on soupçonne la présence de fentanyl», explique le caporal Théberge.

Dans le «crackhouse» de la rue Saint-Catherine, une femme aux cheveux hirsutes, les yeux creux, dit d'ailleurs avoir entendu parler de cette variante d'opioïde pour éléphant. «Mais moi, ça ne m'inquiète pas trop, lance-t-elle. On ne consomme pas des substances aussi dangereuses ici. On sait ce qu'on prend. On fait juste de la freebase ou du crack.»

QU'EST-CE QUE LE FENTANYL ?

Généralement vendu sous forme de timbre pharmaceutique, le fentanyl est un médicament analgésique synthétique qui provoque un sentiment de bien-être, d'euphorie et d'engourdissement semblable à celui recherché par les utilisateurs de morphine. Sa puissance élevée en fait un agent de coupe très utilisé par les trafiquants d'héroïne. Le crime organisé s'approvisionne de plus en plus dans des laboratoires clandestins situés en Chine, qui imitent la version pharmaceutique du médicament avec des compositions toujours plus complexes et puissantes.