Au nom d'une commercialisation responsable, Loto-Québec s'astreint, depuis 2009, à installer un maximum de deux appareils de loterie vidéo (ALV) dans les bars par tranche de 1000 habitants. Mais une enquête de La Presse révèle que la société d'État ne respecte pas sa propre norme : la concentration d'appareils est jusqu'à trois fois plus importante dans 48 municipalités et arrondissements de 5000 habitants et plus, dans l'ensemble du Québec.

C'est Pont-Viau, un quartier défavorisé du sud-est de Laval, qui remporte la palme du plus grand nombre d'appareils de loterie vidéo de tout le Québec, soit 5,3 appareils par 1000 habitants. Ce ratio est aussi largement dépassé dans d'autres municipalités de la région de Montréal, comme dans la ville de Richelieu, en Montérégie, où l'on retrouve 4,3 appareils pour 1000 habitants, ou dans le centre-ville de Montréal (4 pour 1000).

Il ne s'agit pas d'un phénomène propre au Grand Montréal : le portrait est le même dans plusieurs municipalités, comme Sainte-Adèle, dans les Laurentides, qui est la ville hors Montréal où on retrouve le plus d'appareils avec un ratio de 3,7 pour 1000. Dans les villes qui comptent le plus d'ALV, on retrouve aussi Rivière-du-loup, dans le Bas-Saint-Laurent, Joliette, dans Lanaudière, et plusieurs villes de l'Abitibi.

Un ALV près de chez vous

Pour parvenir à ce constat, La Presse a géolocalisé toutes les licences d'exploitation d'appareils de loterie vidéo délivrées par la Régie des alcools, des courses et des jeux (RACJ) pour l'ensemble de la province. La carte ci-contre, intitulée «Localisation des licences d'exploitation au Québec», présente la situation en date de février 2016. Elle permet de trouver le nombre de licences dans les bars de partout au Québec.

Chaque licence autorise son détenteur à exploiter un maximum de 5 ALV. Toutefois, 7% des licences sont orphelines, c'est-à-dire qu'aucun appareil n'y est rattaché. Une moyenne de 4,7 appareils est donc associée à chaque licence (soit le nombre total de 11 600 ALV divisé par les 2468 licences d'exploitation). Ce calcul est rendu nécessaire parce que Loto-Québec refuse de révéler l'emplacement exact de ses appareils. Notre carte comporte ainsi une marge d'erreur.

«On se limite à deux appareils par 1000 de population [et deux bars par 5000 habitants]. Nous avons le plus bas ratio parmi tous ceux qui opèrent de la loterie-vidéo dans des bars, au Canada. On est à 1,34 [ALV par 1000 habitants]», explique Éric Saulnier, directeur des opérations à la Société des établissements de jeu du Québec, une filiale de Loto-Québec.

Il faut cependant noter que les gouvernements des deux autres grandes provinces canadiennes, soit l'Ontario et la Colombie-Britannique, ont choisi de regrouper leurs appareils de loterie vidéo dans quelques dizaines de lieux, jugeant qu'il était plus important de réduire leur accessibilité. La France a fait le même choix, et on y présente le Québec comme l'exemple à ne pas suivre (voir la capsule ci-après).

Ce ratio de 1,34 ALV par 1000 habitants au Québec est calculé par Loto-Québec sur la population dans chacune des 18 régions administratives du Québec. Selon les données fournies par Loto-Québec, c'est en Estrie que le taux est le plus faible (1,17) et sur la Côte-Nord qu'il est le plus élevé (1,86). Plus le territoire de référence est grand, plus le ratio baisse, ce qui permet à la société d'État de présenter un ratio sous la barre de son propre plafond de 2 ALV par 1000 habitants.

Une norme bafouée

Mais La Presse a vérifié ce qu'il en était véritablement sur le terrain. Comme la société d'État le fait elle-même, nous avons utilisé les limites municipales, y compris les quartiers historiques ou les arrondissements pour les centres urbains, afin de calculer le nombre d'appareils de loterie vidéo par 1000 habitants.

La carte ci-contre, intitulée « Appareils par mille habitants, Communauté métropolitaine de Montréal » (CMM), présente le taux d'appareils de loterie vidéo basé sur l'ensemble de la population dans le vaste territoire de la CMM. Pour chacune des 82 municipalités membres de la CMM, on retrouve le ratio d'ALV/1000 habitants. Vingt-neuf villes (ou arrondissements) dont Mont-Royal, Saint-Lambert et Saint-Mathieu-de-Beloeil, n'ont aucun appareil sur leur territoire.

Ce n'est que depuis sept ans que Loto-Québec utilise des critères géographiques pour la distribution des 11 600 appareils de son réseau de loterie vidéo. En 2011 s'est ajouté un critère socio-économique, c'est-à-dire que Loto-Québec a choisi de n'installer aucun appareil dans un secteur où le revenu de la population locale se situe sous la barre de celui des ménages québécois. Le revenu médian des ménages se situait à 56 100 $ en 2011, selon les chiffres de Statistique Canada.

Or, dans l'arrondissement de Ville-Marie qui englobe le centre-ville et le Vieux-Montréal, où l'on compte 4 ALV par 1000 habitants, le revenu médian des ménages s'établit à 34 164 $. Le revenu des ménages est aussi plus bas dans d'autres localités comptant trop d'appareils de loterie vidéo par 1000 habitants, comme Montréal-Est (ratio de 3,6 ALV et un revenu de 42 624 $).

En entrevue, le directeur du jeu responsable chez Loto-Québec, Éric Meunier, a paru étonné qu'il puisse y avoir des ratios plus importants que 2 ALV par 1000 habitants.

«Pour la grande région de Montréal, on respecte les critères. [...] S'il y a des exceptions, c'est que le bar existait déjà. S'il y a une fermeture, on retire les machines et on ne les remet pas dans ce secteur-là. Le ratio va finir par baisser.» - Éric Meunier, directeur du jeu responsable chez Loto-Québec

C'est que Loto-Québec applique ces critères uniquement pour la distribution de nouveaux appareils de loterie vidéo. Un choix critiqué par François Audet, intervenant-pivot au Centre de santé et de services sociaux de la Vallée-de-l'Or, qui connaît bien les ravages des appareils de loterie vidéo sur les joueurs dans sa région, l'une des plus touchées au Québec.

«Il devrait y avoir une réduction du nombre d'appareils existants selon la norme de deux pour mille, croit-il. Qu'ils établissent le nombre de machines auxquelles une communauté a droit et qu'ils les répartissent ensuite dans les bars existants.»

Modifications à venir

Le printemps dernier, le gouvernement du Québec a adopté la loi 74 qui fait sauter la limite de cinq appareils par licence d'exploitation. L'un des objectifs avoués de ce changement législatif était de permettre «une plus grande concentration à certains endroits», comme l'avait indiqué à l'Assemblée nationale le ministre des Finances, Carlos Leitao, responsable politique de Loto-Québec.

Mais la publication du premier volet de l'enquête de La Presse, la semaine dernière, a conduit M. Leitao à affirmer qu'«il n'y aura pas d'augmentation de machines par établissement». La suite des choses sera connue lorsque la réglementation découlant de la loi 74 sera rendue publique. On ignore pour l'instant à quel moment les modifications entreront en vigueur.

Chose certaine, la responsabilité d'établir les critères socio-économiques pour distribuer les appareils de loterie vidéo ne sera plus entre les mains de Loto-Québec. Dorénavant, ce sera au gouvernement d'en décider. Selon le cabinet de M. Leitao, «cette disposition représente un renforcement de l'encadrement du secteur des ALV à des fins de santé publique».

- Avec la collaboration de Serge Laplante, La Presse

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Le Québec, un exemple à ne pas suivre ?

Pour le chercheur Jean-Michel Costes, secrétaire général de l'Observatoire des jeux de France, le Québec est l'exemple de ce qu'il ne faut pas faire en matière d'accessibilité des joueurs aux machines à sous. «Ce sont des formes de jeu qui sont très à risque. Vous les avez rendues très accessibles.»

En France, les machines à sous sont beaucoup moins accessibles qu'au Québec. Les joueurs ne peuvent les actionner que dans les casinos. «On a une offre très restrictive. Le niveau d'accessibilité n'est vraiment pas le même que chez vous», dit M. Costes. Il n'y a que 23 000 machines à sous sur tout le territoire français, comparativement à plus de 17 000 machines à sous et appareils de loterie vidéo au Québec, qui compte une population huit fois moindre que la France. 

Contrairement aux Québécois, les Français n'ont pas non plus accès aux machines à sous en ligne sur les sites légaux exploités par l'État. «On n'a pas inclus les jeux de machines à sous sur les sites légaux parce qu'on a estimé que c'étaient des jeux très addictifs. Si vous les mettez sur internet, quand on regarde la prévalence du jeu excessif qu'il y a chez vous sur ce genre d'appareils...»