À première vue, le cliché n'a rien de particulier. Une photo comme on en voit des milliers sur les réseaux sociaux, montrant le premier ministre du Canada tout sourire en compagnie d'un électeur.

Sauf que l'homme qui pose à côté de Justin Trudeau n'est pas n'importe quel électeur. Il fait l'objet d'une enquête de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), qui le soupçonne d'avoir participé, en compagnie d'autres Québécois, à la prise en otage de deux journalistes américains en Syrie en 2013, orchestrée par le Front Al-Nosra, un groupe lié à Al-Qaïda. Malgré cela, il a pu s'approcher de M. Trudeau durant assez longtemps pour prendre un égoportrait avec le chef d'État.

La Presse a choisi de ne pas nommer le suspect, puisque nous sommes incapables, à ce moment-ci de notre enquête, de confirmer son niveau d'implication dans les événements survenus en Syrie et puisqu'il ne fait l'objet d'aucune accusation criminelle.

Le jeune résidant de la région de Montréal fait partie d'une première vague de personnes soupçonnées d'être des aspirants djihadistes partis en 2012. Il a voyagé en Turquie durant plusieurs mois en 2012 et en 2013, mais rien ne prouve qu'il a traversé la frontière syrienne. Deux sources bien au fait de son dossier, mais qui ne sont pas autorisées à parler publiquement, affirment que l'homme n'adhère plus du tout à l'idéologie islamiste depuis son retour au pays et qu'il est un véritable «success story» en matière de réintégration. Il a fondé une famille. Il va à l'école. Il dénonce publiquement les idées extrémistes.

«Il ne devrait pas avoir accès»

Mais le simple fait qu'une personne faisant l'objet d'une enquête antiterroriste ait pu se trouver aussi près du chef du gouvernement soulève de nombreuses questions, tant sur la sécurité du premier ministre que sur le niveau de surveillance dont font l'objet les Canadiens soupçonnés d'avoir participé au djihad en Syrie.

«On a un premier ministre qui prône beaucoup l'ouverture. Mais ce gars-là ne devrait pas avoir accès. Je ne veux pas blâmer le travail qui a été fait, mais ça montre qu'il n'y a pas de surveillance sur cet individu, que les gens autour du premier ministre n'ont pas été avertis», note Paul Laurier, ancien enquêteur antiterroriste de la Sûreté du Québec, qui a aussi travaillé pour l'Équipe intégrée de la sécurité nationale de la GRC. 

Pourtant, note l'expert, en plus des gardes du corps qui assurent sa protection rapprochée, une équipe de policiers spécialistes du renseignement est chargée d'étudier les menaces potentielles envers M. Trudeau.

Soupçonné de prise d'otages

Les allégations qui pèsent sur l'homme de l'égoportrait sont sérieuses. En juin 2015, deux ans après son retour de Turquie, la GRC a mené une perquisition au domicile de ses parents en lien avec l'enlèvement des journalistes américains Matthew Schrier et Theo Padnos, détenus contre leur gré en Syrie, l'un durant sept mois et l'autre, pendant deux ans. 

Officiellement, le suspect était en Turquie, tout près de la frontière syrienne, pendant une partie de leur incarcération. 

Dans des mandats de perquisition signés par un juge de paix, la police dit croire que le Québécois a commis plusieurs infractions à caractère terroriste: avoir participé à un enlèvement, extorsion et fraude au profit d'un groupe terroriste, notamment. La validité de ces allégations n'a pas été testée devant le tribunal.

Selon nos informations, le nom du suspect figure sur la liste d'interdiction de vol du gouvernement des États-Unis.

Il a eu énormément de difficulté à regagner le Canada en 2013 pour cette raison. Avant de partir en Turquie, en 2012, il s'entraînait dans un champ de tir et tenait des propos jugés inquiétants qui ont attiré l'attention des autorités.

Malgré cela, le 18 décembre 2015, à peine six mois après la perquisition chez ses parents, il se prenait en égoportrait avec Justin Trudeau.

Avec un autre suspect

Ce jour-là, le nouveau premier ministre accordait une entrevue à Patrice Roy, de Radio-Canada, pour faire le bilan de ses premiers mois au pouvoir. La rencontre avait lieu à la station de métro Place-des-Arts, où le chef d'État répondait à des questions impromptues du public.

À la fin de l'entretien, Patrice Roy a amené M. Trudeau sur la Place des festivals. C'est là que le jeune homme a pu se frayer un chemin jusqu'au politicien entouré de ses gardes du corps, qui se prêtait déjà au jeu de l'égoportrait avec des passants. Fait à noter: il était accompagné d'un autre suspect dans l'histoire de l'enlèvement. Ce dernier ne s'est toutefois pas fait photographier avec le politicien.

Rien n'indique que le jeune homme avait une intention malveillante lorsqu'il s'est immortalisé avec le premier ministre, qu'il louange régulièrement sur sa page Facebook.

C'est par hasard qu'il aurait croisé la route de Justin Trudeau.

Dans une vidéo de l'entrevue diffusée par Radio-Canada, on voit le suspect qui marche parmi la foule de curieux et qui tente de se frayer un chemin. C'est une fois l'entrevue terminée que le jeune homme a pris sa photo. Il n'a pas été dérangé par les autorités en place. Personne n'a tenté de l'intercepter.

Ce n'est que quelques jours plus tard, après avoir publié le cliché sur sa page Facebook, qu'il a reçu la visite de la GRC. Selon nos informations, les enquêteurs souhaitaient savoir pourquoi il s'était trouvé dans l'entourage du premier ministre.

Jointe par La Presse, la GRC a refusé de répondre à nos questions, indiquant qu'elles « touchent des enquêtes encore en cours ».

Le cabinet du premier ministre n'a pas souhaité commenter l'affaire, nous dirigeant plutôt vers la GRC.