Un accrochage avec une citoyenne au sujet d'un banal banc public. Un malentendu et des mots probablement déplacés. La police qui débarque. Il n'en fallait pas plus pour que plusieurs résidants du paisible village de Sutton passent la fin de semaine dernière à s'inquiéter pour « Monsieur Sutton ».

La verte vallée des Cantons-de-l'Est est surtout fréquentée par les cyclistes avides de côtes à grimper, les skieurs chevronnés en hiver, les amateurs de bouffe et de microbrasseries. Mais « Monsieur Sutton » est à des années-lumière de cela.

Ex-toxicomane et sans-abri à Montréal, Bertrand Derome a vécu une vie de misère avant de trouver sa rédemption à Sutton, où il est devenu en 2010 le premier camelot du magazine L'Itinéraire hors de la métropole.

Depuis, le village l'a adopté.

Et l'incident inhabituel d'il y a quelques jours a permis de mesurer son enracinement dans la communauté.

Un vendredi de juillet, il vendait ses exemplaires de L'Itinéraire au même endroit que d'habitude, sous la pergola de la place centrale du village. Une femme est passée et s'est assise sur le seul banc de la place. Un tout petit banc sur lequel s'assoit aussi l'homme à la forte stature quand il n'y a pas de client en vue.

Ce qu'il a voulu faire à ce moment précis. La femme n'aurait pas apprécié son comportement. Le ton a monté, peut-être trop, admet-il, et elle a appelé la police.

Un agent de la Sûreté du Québec est arrivé.

Pendant ses décennies passées dans la rue à Montréal, il en a vu, des policiers. Il a fait de la prison. Pour des délits souvent associés à l'itinérance et à la surconsommation de drogue.

« Le policier voulait me donner un ticket sous prétexte que je n'avais pas de permis pour vendre L'Itinéraire. D'anciennes blessures du passé sont ressorties. »

Bertrand Derome a fini par s'excuser au policier.

« Je lui ai raconté mon parcours. Mes années dans la rue. J'essaie d'améliorer mon comportement, le monde ici me donne une deuxième chance. Le policier a compris que je ne l'ai pas eu facile. Les gens m'aiment à Sutton. Ce n'est pas à mon avantage d'être marabout », raconte-t-il.

INQUIETS POUR LEUR CAMELOT

L'intervention policière s'est bien terminée. Le policier a été sensible à son plaidoyer. Plutôt que de lui donner une contravention, il l'a aidé à prendre rendez-vous avec l'administration municipale. L'agent et le camelot se sont quittés sur une poignée de main.

Mais le bruit de l'intervention policière a circulé et vu l'absence du camelot les jours suivants, des Suttonnais se sont inquiétés.

« Plusieurs personnes nous ont laissé des messages pour demander s'il était correct et s'ils pouvaient faire quelque chose pour l'aider », précise Shawn Bourdages, chef du développement social à L'Itinéraire.

Une attention de ses concitoyens qui touche Monsieur Sutton.

« J'ai consommé de la drogue de 13 à 48 ans. J'ai fumé du crack pendant 20 ans tous les jours. En plus de l'alcool. Je pesais 80 lb », raconte le colosse.

Un jour de 2008, ses parents l'ont sorti de Montréal.

Il est arrivé à Sutton pour une retraite spirituelle à la Villa Châteauneuf. Et ça a fonctionné.

« Je serai sobre depuis huit ans le 18 août », lance-t-il fièrement.

PEACE AND LOVE À SUTTON

Il a fait sien le village où il a trouvé un petit logement, modeste, mais avec vue sur la montagne. En 2010, il y devenait le premier camelot de L'Itinéraire hors de Montréal. Depuis un an, il le vend aussi au Metro Plouffe de Granby. C'est là que nous l'avons trouvé après l'avoir cherché à Sutton.

« Je reçois beaucoup d'amour ici. À Sutton, le monde est peace and love. Pour eux, mon passé est mon passé. Je suis souriant et des gens me disent des fois que ça leur remonte le moral. »

L'Itinéraire lui rapporte peu ; 1,50 $ par exemplaire vendu.

« Mais ça me permet de sensibiliser les gens à l'itinérance et la pauvreté. Il y en a ici aussi à Sutton et Granby. Avant, je quêtais à Outremont, je faisais des fois plus de 600 $ dans une journée, dont il ne restait rien à la fin. J'aime mieux avoir un petit extra de 100 $ seulement à la fin du mois, mais l'utiliser pour bien manger. »

Dans le numéro du 1er juillet de L'Itinéraire, il signe un texte sur ses adresses gourmandes à Sutton. Mais ce qu'il préfère, c'est la truite et le doré fraîchement pêchés dans les ruisseaux du coin, où il se rend à vélo.

SA CHAISE À LUI

« Il a tissé un lien de confiance [avec la communauté] et les gens l'apprécient beaucoup. Il n'y a jamais eu d'accrochage avant celui de la semaine dernière », dit le maire Louis Dandenault.

« C'est notre premier camelot en région. On l'aime beaucoup et on aimerait recréer ce modèle dans d'autres régions », ajoute Shawn Bourdages.

Le lundi suivant l'altercation, la Ville lui a remis un document l'autorisant officiellement à vendre son magazine. Les Suttonnais retrouveront Monsieur Sutton. Sauf qu'à l'avenir, il a décidé d'apporter sa propre chaise au boulot.

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RECRUTEMENT

L'Itinéraire voudrait plus de camelots hors du centre de Montréal, et le groupe vieillit. Il est donc en recrutement. « On aimerait avoir plus d'immigrants. Même s'ils ne sont pas sans-abri. Quand ils arrivent, ils ont parfois du mal à travailler. Nous aimerions aussi plus de jeunes et de femmes. Quiconque un jour tombe et souhaite se relever est un bon candidat pour nous », explique Christine Richard.

PLAFOND

Les camelots ne peuvent obtenir plus de 200 $ de gains mensuels, pour éviter des pénalités, puisque plusieurs bénéficient de l'aide sociale. « Ce plafond les rend anxieux, ils voudraient en faire plus mais doivent limiter leurs ventes. Nous essayons de faire des représentations pour faire changer la législation. Certains ont des problématiques qui font qu'on sait qu'ils ne pourront jamais regagner le marché du travail », fait valoir Mme Richard.

QUELQUES CHIFFRES

120 : nombre de camelots

50 % : proportion des camelots membres de la rédaction et du C.A. de L'Itinéraire

1,50 $ : prix payé par les camelots pour chaque exemplaire de L'Itinéraire qu'ils achètent pour la revente.

3 $ : prix de vente d'un exemplaire ; 1,50 $ revient donc au camelot.

55 ans : moyenne d'âge des camelots

55 ans : âge moyen de cessation des activités des camelots « parce que plusieurs souffrent de divers problèmes de santé » liés à la dure vie qu'ils ont menée, explique Christine Richard.

LA MISSION

Fondé en 1994, L'Itinéraire est un magazine de rue traitant d'enjeux sociaux, souvent liés à la démystification de la pauvreté et de l'itinérance. « L'Itinéraire est un levier de lutte contre la pauvreté. Qui permet par le travail à ses camelots de vivre des réussites. [...] Nous leur offrons aussi des services d'aide au maintien en logement et d'aide alimentaire. Moisson Montréal nous livre régulièrement des denrées. Nous organisons des cuisines collectives et nos gens peuvent apprendre à budgéter et cuisiner ensemble, explique Christine Richard, directrice générale de l'organisme. Ils sortent presque tous de la grande pauvreté. Ils ne deviennent pas riches, mais leur sort s'améliore beaucoup avec nous. »

OÙ LE TROUVER

Des camelots de L'Itinéraire sont présents à Montréal, Longueuil, Laval (dans les stations de métro seulement), Saint-Jérôme, Granby et Sutton. « À Montréal, la réglementation permet de vendre des journaux dans la rue. Longueuil est en voie de modifier son règlement pour nous. Granby et Saint-Jérôme l'ont fait spécifiquement pour nous », explique Shawn Bourdages, chef du développement social, qui souhaite l'étendue du réseau, à l'image de l'expérience de Sutton.