Neuf dollars. C'est cette somme qu'on verse aux garçons qui sont hébergés dans les unités de vie du centre sécuritaire Cité des Prairies, s'ils ne fuguent pas pendant une semaine.

Cette allocation hebdomadaire est toute symbolique, mais elle illustre bien à quel point les éducateurs sont à court de moyens devant le phénomène des fugueurs chroniques. On a beaucoup parlé des fugues chez les filles au cours des derniers mois, mais il faut savoir que les fugueurs sont encore plus nombreux que les fugueuses.

Et le nombre de fugues qu'ils font est ahurissant.

En mars, La Presse a passé une semaine à Cité des Prairies, un centre réservé aux garçons, le terminus en matière de protection sociale à Montréal. Dans l'unité où nous étions, quatre adolescents sur neuf étaient des fugueurs chroniques. Total des fugues dans ces quatre dossiers : 169 depuis 2012. Dans le cas de certains jeunes, ces fugues mises bout à bout représentent plusieurs mois passés à l'extérieur.

Face à ces fugueurs en série, les éducateurs ont les mains liées par la loi, qui stipule qu'une porte de chaque unité doit demeurer déverrouillée. Les éducateurs ne peuvent donc pas les empêcher de partir, et vivent une énorme impuissance. Plusieurs d'entre eux nous ont d'ailleurs lancé, lors de notre séjour, un véritable cri du coeur.

« Moi, je vis un malaise : on dit à des parents qu'ils ne sont pas capables de s'occuper de leur enfant, mais on les appelle trois fois par semaine pour leur dire que nous non plus, on n'est pas capables de s'en occuper parce qu'il est en fugue. Si c'était mon enfant, moi aussi, je crierais », dit Frédéric Desrochers, éducateur à Cité des Prairies, et responsable de la programmation dans une unité de vie.

« Je n'arrive pas à comprendre comment on peut laisser partir un jeune aussi souvent et aussi longtemps. »

- Frédéric Desrochers, éducateur

« EST-CE QU'ON LES PROTÈGE ? »

Environ 130 jeunes sont hébergés au centre de réadaptation Cité des Prairies et une cinquantaine d'entre eux sont sous la protection de la DPJ. Ils souffrent tous de graves troubles de comportement.

Au Québec, les fugues de plus de 72 heures ont explosé depuis les changements à la loi, en 2007. Cela se reflète à Cité des Prairies : à l'échelle du centre, une quinzaine de jeunes sont des fugueurs récidivistes.

« Oui, pour les grands fugueurs, on est désemparés, s'exclame Marianne Boudrias, spécialiste des activités cliniques à Cité des Prairies. On est dans un centre de réadaptation, mais avec certains, on ne fait pas de réadaptation. Dès qu'on leur parle de ce qui ne va pas, ils prennent la porte. »

« On a eu un jeune, il y a quelque temps... On ne le voyait jamais ! Il revenait d'un mois de fugue, il restait deux, trois jours, le temps de manger, de dormir, de se laver et parfois de se cacher du monde peu recommandable qui le cherchait. Et après, il repartait », raconte Ariane Gervais, éducatrice au centre de réadaptation.

« On a des jeunes déficients, avec des troubles de personnalité limite, bipolaires, psychotiques, avec des backgrounds sociaux épouvantables. Aucune ressource ne les veut. Et on n'a pas de clôture ! poursuit-elle. On est la Direction de la protection de la jeunesse ! Est-ce qu'on les protège ? »

SIX JEUNES SUR DOUZE EN FUGUE

Les éducateurs font tout pour convaincre les jeunes de ne pas fuguer, et, à force d'efforts et de patience, réussissent parfois à créer un lien ou à développer un projet auquel le jeune s'accrochera, diminuant ainsi le nombre et la durée des fugues. Le personnel a mis au point des moyens novateurs de garder le contact avec les jeunes pendant les fugues, notamment en utilisant Facebook. On a aussi complètement changé d'attitude face à un jeune qui revient de fugue, éliminant presque complètement les mesures punitives au retour.

Mais le problème demeure lancinant. Quand Stéphane Desjardins, 39 ans, est arrivé en poste dans une unité ouverte, l'an dernier, il a vécu un choc. Six jeunes sur les douze que comptait l'unité étaient en fugue. L'éducateur travaillait depuis des années en encadrement intensif ou en garde fermée, où les portes sont verrouillées.

« Et il faut se le dire : les garçons se mettent autant en danger que les filles. Ce dans quoi ils peuvent baigner... ça peut être très dangereux. »

- Stéphane Desjardins, éducateur

Pour se débrouiller dans la rue, les grands fugueurs commettent des délits, se font embrigader dans des deals de drogue et, oui, aussi, dans la prostitution. « On en voit qui reviennent de fugue, ils n'ont plus de bobettes ou du sperme dans les cheveux », dit crûment un éducateur. Certains sont revenus au centre avec un string en guise de sous-vêtement.

Le personnel qui travaille de soir voit parfois des autos entrer dans la cour du centre, où la guérite de sécurité est inutilisée, et se garer près de la porte d'une unité. « Et pouf, le petit gars sort et il embarque dans le char. »

« Quand ils reviennent, ils sont sales, ils ont perdu 10 lb, ils sont pleins de bobos, et probablement pleins de maladies transmises sexuellement. Ils mangent des maudites volées. J'en ai un qui est revenu avec le front fendu à l'exacto. La blessure était très profonde », dit Frédéric Desrochers.

Les changements à la loi ont-ils été néfastes pour les grands fugueurs ? « Moi, je crois que oui », dit franchement Luc Lévesque, responsable de la permanence, qui gère l'unité où les garçons en crise sont envoyés en retrait. Il travaille à Cité des Prairies depuis 21 ans.

« La loi est tellement mal faite ! s'exclame-t-il. Un gars sort. J'appelle la police. La voiture est pas loin, elle l'arrête. On m'amène le jeune. Il n'y a pas de motif de le garder ici en retrait. Il repart en fugue. Le char de police est encore là. [Les policiers] me le ramènent. Quand est-ce que ça arrête ? On tourne combien de fois dans la porte ? »

Luc Lévesque dit avoir posé cette question précise à un ancien directeur du centre. « Deux directeurs plus tard, on n'a toujours pas de réponse. »

VERS LA RUE

Le résultat, c'est que plusieurs jeunes, perpétuellement en fugue, ne reçoivent jamais les services de réadaptation dont ils ont besoin et auxquels ils ont droit.

« Certains jeunes se réveillent à quatre mois de leur majorité. Ils n'ont pas de projet, rien. Ils vont finir itinérants ou dans des chambres insalubres. »

- Frédéric Desrochers, éducateur

« On n'a pas pu rien installer avec eux, on n'a pas d'emprise : ils sont les trois quarts du temps en fugue ! »

Le plus dur, « c'est l'impression de ne pas aider. C'est comme de travailler en informatique et de ne pas être capable de déboguer l'ordi. Notre outil de travail, c'est la relation. Mais avec les fugueurs, on n'arrive pas à avoir de relation : ils sont toujours partis ! »

La solution ? « J'ai presque honte de la nommer, dit Chantal Haché, qui s'occupe de la réinsertion professionnelle des jeunes de Cité des Prairies. Ça prend un endroit d'où ils ne peuvent pas partir. Pas de l'encadrement intensif, juste des portes barrées. Notre mandat, c'est de les protéger, mais on ne peut pas les arrêter pour les protéger. »