Un politicien à la vocation précoce qui était l'ami des puissants mais savait toucher le monde ordinaire. Une star médiatique qui n'a jamais prétendu à l'objectivité journalistique. Et un bourreau de travail au charme légendaire, devenu l'analyste politique le mieux branché au Québec.

Mort tragiquement hier à quelques semaines de son 60e anniversaire, Jean Lapierre aura eu le temps, en six décennies, de vivre l'équivalent de deux vies. Ou trois.

Une vie qui n'a pas été sans paradoxes : un libéral fédéral bon teint qui a aussi siégé aux Communes pour le Bloc québécois. Et un commentateur et chef d'antenne qui n'hésitait pas à vendre ses conseils à de grandes entreprises.

Jean Lapierre défiait les descriptions, mais la clé de son succès et de son indéniable popularité était sans doute le plaisir évident qu'il éprouvait à aller vers les gens - les politiciens aux côtés desquels il a servi, comme Paul Martin ou Lucien Bouchard, autant que les membres du grand public avec qui il aimait discuter, même en vacances.

« Il était comme un aimant », disait hier au 98,5 fm Paul Houde, qui a eu la lourde tâche de confirmer en ondes la mort de son ami et collègue, qui tenait une chronique quotidienne à son émission Montréal maintenant.

Ce fils des Îles-de-la-Madeleine, où il est né le 7 mai 1956, avait la politique dans le sang. Chef de cabinet à 21 ans et ministre à 28 - deux records à l'époque à Ottawa -, il était entré au Parlement fédéral en 1979, après avoir passé quelques années dans l'entourage du ministre et organisateur politique libéral André Ouellet, qui l'avait embauché comme adjoint alors qu'il n'avait pas encore terminé son cégep. « C'est un rassembleur naturel, un organisateur extraordinaire », avait dit de lui M. Ouellet dans un portrait publié dans L'actualité en 2002.

Il était avocat de formation : il a complété son dernier examen du Barreau deux semaines avant d'être élu député de Shefford avec une majorité de plus de 10 000 voix. Mais on l'imagine mal dans la peau d'un avocat junior dans un grand cabinet. Après sa réélection en 1980, il gravit plutôt les échelons politiques à la vitesse grand V, devenant même brièvement ministre d'État à la Jeunesse et au Sport amateur sous le règne éphémère de John Turner.

Au passage, il vote pour le rapatriement de la Constitution, un geste que son collègue libéral Louis Duclos - seul député québécois à voter contre le rapatriement aux Communes - ne lui avait toujours pas pardonné, 20 ans plus tard. « Jean Lapierre est un arriviste qui était prêt à tout pour devenir ministre », a-t-il confié au Devoir en 2004, au moment où Lapierre faisait un retour en politique en briguant l'investiture libérale dans Outremont.

Mais le jeune politicien, qui portait alors une moustache depuis longtemps disparue, va bientôt avoir l'occasion de montrer son côté nationaliste. Relégué dans l'opposition après la vague conservatrice de 1984, il fait partie du féroce « rat pack » libéral qui pourfend en Chambre le gouvernement de Brian Mulroney. Cela ne l'empêche pas de défendre avec fougue l'accord du lac Meech, conclu en 1987, par lequel Brian Mulroney visait à faire adhérer le Québec à la Constitution « dans l'honneur et l'enthousiasme ».

L'échec de l'accord, le 23 juin 1990, scella la fin de sa première période libérale. « J'ai trop de fierté pour m'associer, même une minute, à Jean Chrétien », dira-t-il à l'époque à propos du nouveau chef - élu le même jour à la tête du parti - qu'il considère comme un des fossoyeurs de l'entente. Tournant le dos à sa famille politique, il joint dans les jours suivants la coalition arc-en-ciel de Lucien Bouchard : le futur Bloc québécois.

UNE CARRIÈRE MÉDIATIQUE

Mais lorsque le Bloc devient l'opposition officielle en 1994, il y a déjà longtemps que Lapierre est parti. En juillet 1992, invoquant des raisons familiales, le jeune père - il a deux enfants, Marie-Anne et Jean-Michel - a quitté la politique pour se lancer dans une carrière médiatique, sur les ondes de CKAC, où il fait la chronique politique en plus d'animer l'émission du midi.

Il ne cesse pas pour autant d'entretenir ses contacts à Ottawa et à Québec. Pendant une dizaine d'années, jusqu'à ce que Paul Martin le convainque de replonger en 2004, il organise d'ailleurs tous les ans un « party de homards » où se côtoient ses amis tant politiciens - Lucien Bouchard, André Ouellet, Paul Martin, Mario Dumont, Gilles Duceppe et bien d'autres - que journalistes, dont Michel C. Auger et la columnist Chantal Hébert, avec qui il a collaboré à l'écriture il y a deux ans d'un essai remarqué, Confessions post-référendaires.

Parallèlement, il développe une clientèle dans le monde des affaires, qui recherche la même chose que ses auditeurs : son sens de l'analyse et sa connaissance intime de tout ce qui grouille et grenouille dans le monde politique. Imperial Tobacco, Loblaw, Réno-Dépôt et l'Association canadienne du médicament générique ont toutes été des clients, rapportait L'actualité en 2002.

Le chroniqueur Richard Martineau, alors à l'hebdo Voir, le qualifie de « conflit d'intérêts ambulant », mais Jean Lapierre, qui ne cache pas ses activités « corporatives », se défend bien d'enfreindre une quelconque règle éthique ou déontologique. « L'objectivité, je laisse ça aux autres », dit-il en 2001 au moment de faire le saut en télé, comme chef d'antenne du Grand Journal, à TQS. « Je ne suis pas journaliste et je ne prétends pas l'être. Je me considère plutôt comme un animateur-commentateur. »

RETOUR EN POLITIQUE

En 1990, Lapierre avait appuyé Paul Martin dans la course à la direction du PLC. Quatorze ans plus tard, Martin, devenu finalement chef après que Chrétien eut tiré sa révérence, promet de faire de lui son lieutenant québécois après les élections de 2004. Mais avec le scandale des commandites, les temps sont durs au Québec pour les libéraux, qui y perdent 36 sièges. Paul Martin tient néanmoins sa promesse et confie de plus le portefeuille des Transports à son bouillant lieutenant.

On connaît la suite. En 2006, le gouvernement Martin tombe. Réélu dans Outremont, Jean Lapierre reste neutre dans la course qui mène au couronnement de Stéphane Dion, mais il annonce rapidement qu'il quittera son poste de député, ce qu'il fait en janvier 2007. Il retourne dans les médias, où il devient vite omniprésent. Sa bio sur Twitter le montre bien : « Chroniqueur politique pour TVA, CTV, 98,5FM, FM93, 106,9FM, CJAD, Salut Bonjour, Dumont et 100 % Nouvelles. »

Sa chronique de 7 h chez Paul Arcand, avec qui il a collaboré pendant 22 ans, était incontournable pour tous ceux qui suivent la politique - et pour tous ceux qui en font. « Tout le monde lui parlait, parce que tout le monde l'écoutait », a brillamment résumé hier sur Twitter le columnist politique de la Montreal Gazette, Don Macpherson.

Ce n'est pas faire injure à sa mémoire que de dire qu'il était boulimique de travail. Il a déjà raconté avoir été profondément marqué par la fois où il avait entendu son père Raymond pleurer dans la nuit après qu'il eut perdu son emploi chez un concessionnaire automobile des Îles qui avait fait faillite. « Le lendemain, avant qu'on s'en aille à l'école, il était déjà parti chercher un job. [...] Ça m'a beaucoup marqué de voir à quel point c'était grave pour papa de perdre son boulot. C'est peut-être pour ça que j'ai toujours travaillé. »

L'ironie aura voulu que ce soit en allant rendre un dernier hommage à ce père mort lundi de la maladie de Parkinson que Jean Lapierre a eu son fatal rendez-vous avec le destin.

Jean Lapierre en 10 dates

1956 > Naissance de Jean Lapierre le 7 mai à Bassin, aux Îles-de-la Madeleine. Il sera l'aîné d'une famille de cinq enfants.

1974 > Président des Jeunes libéraux fédéraux, il rencontre l'organisateur libéral André Ouellet, qui deviendra son mentor politique et fera éventuellement de lui son chef de cabinet.

1979 > Élection sous la bannière libérale dans la circonscription de Shefford, avec une majorité de plus de 10 000 voix. Il est réélu facilement en 1980.

1984 > À 28 ans, il devient le plus jeune ministre de l'histoire quand John Turner le nomme ministre d'État à la Jeunesse et au Sport amateur - une marque que Jean Charest éclipsera de quelques mois en 1986.

1990 > Au lendemain de la mort de l'accord du lac Meech, il claque la porte du Parti libéral, qui vient de couronner Jean Chrétien.

1992 > Il quitte le Bloc québécois et la vie politique et entreprend une carrière d'animateur radio et de commentateur politique à CKAC.

2001 > Il devient chef d'antenne du Grand Journal, le bulletin d'information de fin de soirée de TQS.

2004 > Élu dans Outremont le 28 juin, il devient ministre des Transports et lieutenant québécois de Paul Martin dans le gouvernement libéral minoritaire.

2006 > Réélu le 23 janvier lors d'élections marquées par les retombées du scandale des commandites. Il est l'un des 13 libéraux québécois qui survivent à la débâcle.

2007 > Il annonce le 11 janvier qu'il quittera son poste de député d'ici la fin du mois. Son départ devient officiel deux semaines plus tard et il retourne dans le monde des médias, notamment à TVA et au 98,5 FM.

Photo Rémi Lemée, archives La Presse

Jean Lapierre a été réélu en 2006 lors d'élections marquées par les retombées du scandale des commandites. Il est l'un des 13 libéraux québécois qui survivent à la débâcle.