Ils font pester les pilotes, inquiètent les autorités et se jouent de la police. Les individus qui s'amusent à braquer des pointeurs laser sur des avions sont de plus en plus nombreux. Et leurs gestes, potentiellement très dangereux, sont dans la ligne de mire de Transports Canada.

Le 23 septembre 2014. Un Boeing 737 de WestJet en provenance de Vancouver entame son approche pour un atterrissage à l'aéroport d'Ottawa. Soudain, les deux pilotes se retrouvent aveuglés par une intense lumière verte.

Quelqu'un, au sol, vient de braquer un laser vers la cabine de pilotage.

Les pilotes parviennent à faire atterrir l'avion rempli de passagers. Mais l'un d'eux se plaint d'une sensation de brûlure à l'oeil gauche. Les deux hommes seront admis à l'hôpital. «Par chance, aucun de nos pilotes n'a subi de dommages sérieux aux yeux, indique le directeur des relations publiques chez WestJet, Robert Palmer. Mais c'est très risqué.»

Cet incident est loin d'être unique. Une compilation effectuée par La Presse à partir d'une base de données du ministère des Transports montre que les cas de ce qu'on appelle le «brouillage laser» sont en pleine explosion au pays.

En 2002, Transports Canada n'avait signalé qu'un cas de brouillage laser. L'an dernier, le Ministère en avait recensé 502 au pays. Cette année, en date du 20 octobre, déjà 524 incidents avaient été signalés. L'année en cours a déjà fracassé un record et, si l'on se fie à la tendance, au moins une centaine d'incidents devraient s'ajouter d'ici la fin de l'année. Ce type d'incident se produit maintenant près de deux fois par jour à l'échelle du pays. Et selon des gens de l'industrie consultés par La Presse, le nombre de cas réels pourrait être encore plus élevé, les pilotes choisissant parfois de ne pas rapporter les cas afin d'éviter d'avoir à remplir des rapports d'incident. L'Ontario et le Québec sont les provinces les plus touchées.

Des impacts réels

Pilotes aveuglés, vision embrouillée, approches interrompues: les rapports d'incident consultés par La Presse montrent que les frappes laser ont parfois des impacts non négligeables sur les opérations de transport aérien, même si la majorité d'entre elles sont sans conséquence.

«C'est inquiétant. J'ai peur pour ma santé. Notre vision, c'est notre gagne-pain!», a confié à La Presse Charles Kerréneur, 26 ans, qui pilote des avions d'affaires. En une centaine de sorties, il dit avoir été visé trois fois par un laser à Montréal.

Les entreprises aériennes sont bien au courant du phénomène.

«Nous constatons l'ampleur grandissante de cette menace à la sécurité des vols, en plus du danger de blessures permanentes chez les pilotes», dit Debbie Cabana, directrice des relations publiques chez Air Transat.

L'Air Line Pilot Association (ALPA) représente 52 000 pilotes, tant américains que canadiens. En 2011, 37 pilotes avaient signalé des blessures aux yeux sur une période de cinq ans, au prestataire de services médicaux de l'ALPA. La plupart ont souffert de sensibilité accrue et d'images rémanentes, les symptômes s'estompant en quelques jours. Mais l'un des pilotes a eu la rétine endommagée, ce qui a réduit son acuité visuelle pendant plus de deux ans.

«Des dommages permanents à l'oeil sont improbables, car la majorité des incidents sont brefs et l'oeil clignera dès l'exposition, ce qui limite l'exposition. De plus, des distances considérables sont souvent en jeu et l'absorption atmosphérique dissipe une bonne partie de l'énergie radiante», explique un document de l'Administration fédérale américaine de l'aviation (FAA). Le plus grand risque décrit résulte de la distraction de l'équipage.

Est-ce qu'un avion pourrait un jour s'écraser à cause d'un brouillage laser? «Si ça arrive dans un moment très critique, très près du sol, ça pourrait sérieusement nuire au pilote et, selon ce qui se passe, ça pourrait certainement causer un problème», répond le capitaine Joe DePete, premier vice-président de l'ALPA, qui rappelle toutefois que le transport aérien est le mode de transport le plus sûr et que les pilotes sont entraînés à faire face à ce type d'incidents.

«Pas brillant comme idée»

Devant l'ampleur du problème, Transports Canada a lancé en juin dernier une campagne de sensibilisation pour le grand public intitulée «Pointer un laser vers un aéronef, pas brillant comme idée». Pour l'instant, cependant, les chiffres montrent qu'elle n'a pas réussi à freiner le phénomène.

Qui sont ces individus qui s'amusent à braquer des lasers sur des avions?

«Mon impression est qu'une grande partie des gens qui font ça ne sont pas conscients des dangers que ça implique», répond Marie-Claude Dandenault, commandante de l'unité aéroportuaire du Service de police de la Ville de Montréal. Les données compilées par La Presse montrent que les incidents se produisent surtout l'été, et souvent la fin de semaine, au petit matin.

La police est presque systématiquement avisée en cas d'attaque laser.

«Ou bien le pilote nous donne des coordonnées GPS, ou il nous donne un endroit d'où il croit que l'attaque provient. Nous envoyons toujours une autopatrouille», explique Marie-Claude Dandenault. Ailleurs au pays, la Gendarmerie royale du Canada envoie même des hélicoptères pour repérer les délinquants.

Les fautifs sont cependant difficiles à épingler.

«À date, on n'a pas eu de succès à Montréal, mais ça pourrait arriver», dit Mme Dandenault. En août dernier, à Toronto, un jeune de 19 ans qui avait pointé un laser sur un hélicoptère de police a notamment été accusé de méfait mettant la vie en danger. D'autres arrestations ont eu lieu à Calgary, Edmonton, Winnipeg et York, en Ontario.

Geste punissable

Les contrevenants s'exposent à de graves ennuis: jusqu'à 100 000$ d'amende et cinq ans d'emprisonnement. Pointer un laser vers un aéronef est un acte criminel, selon la Loi sur l'aéronautique. La première accusation date de 2009, indique Transports Canada. Jusqu'à présent, les peines vont de quelques milliers de dollars à quelques mois d'emprisonnement avec sursis et de probation.

Pour projeter un faisceau lumineux de forte intensité (laser, phare de recherche, projecteur) dans le ciel, il faut détenir une autorisation de Transports Canada. Les «pointeurs lasers de moins de 5 mW ne sont pas exempts», confirme le Ministère à La Presse. Certains de ces modèles coûtent à peine 10$.

En 2014, Transports Canada a délivré seulement 53 de ces autorisations, dont 9 au Québec. Chose certaine, aucune mesure ne parvient pour l'instant à freiner l'explosion du nombre de cas.

- Avec la collaboration de William Leclerc, Sylvain Gilbert et Thomas de Lorimier

Des événements révélateurs

Les attaques laser peuvent avoir des impacts importants sur la circulation aérienne et la santé des pilotes. Voici quelques événements qui sont survenus récemment au Canada.

16 juin 2013

Un Boeing 727 Kelowna Flightcraft Air Charter décolle de l'aéroport international de Regina. À environ 350 m au-dessus du sol, l'équipage est atteint par un laser. Le copilote ressent une «sévère douleur aux yeux le rendant temporairement invalide» tandis que le deuxième officier est moins touché. L'équipage choisit de continuer jusqu'à sa destination, soit Winnipeg, où les deux personnes sont conduites à l'hôpital. Elles sont mises en congé par la suite.

9 septembre 2013

Un hélicoptère Sikorsky S-76 qui se dirige vers l'Hôpital d'Ottawa avec un patient à bord est touché par un laser vert à quelques reprises. Le copilote souffre de «séquelles» et demande de l'aide médicale.

26 juin 2014

Un Cessna 172K de Coastal Pacific Aviation est atteint par un laser au sud de Mill Lake, en Colombie-Britannique. L'appareil décide de changer son parcours pour l'éviter.

3 juillet 2014

Un Boeing 777 de Cathay Pacific et un Bombardier CRJ-100 de Jazz sont visés par un laser pendant leur approche finale à l'aéroport international de Vancouver. L'équipage du Boeing 777 est «suffisamment distrait» pour que l'approche soit «déstabilisée» et «interrompue».

10 mars 2015

Le vol 2513 de WestJet signale avoir été touché par un laser à son arrivée à Toronto, à une altitude d'environ 5000 pi. Le copilote indique avoir «un mal de tête, la vision floue, les yeux secs et une sensation de démangeaison».

22 juin 2015

Un Eurocopter EC120B exploité par la Ville de Winnipeg est visé à quatre reprises par un laser vert. Il est forcé d'interrompre ses activités et de quitter la zone.

14 juillet 2015

À Saskatoon, l'équipage d'une ambulance aérienne doit interrompre une opération de recherche et sauvetage près d'une rivière, car un laser est braqué sur lui.