Selon l'ex-ministre Sheila Copps, elle-même victime d'agression, des «centaines de personnes» auraient subi des méfaits sexuels à Ottawa. La Presse a parlé à des dizaines de personnes, tous partis confondus, dans l'ensemble des ordres de gouvernement: nous avons recueilli plusieurs histoires troublantes qui montrent que le harcèlement sexuel se conjugue encore avec la politique.

Depuis des mois, le ministre pour qui la jeune femme travaillait la poursuivait de ses ardeurs. Les avances étaient répétées et insistantes. Un midi, il l'a invitée à dîner. Au cours du repas, il lui a fait une proposition qui se résumait ainsi: une relation sexuelle contre un emploi, n'importe où dans la fonction publique.

«On m'offrait une place où je voulais dans la fonction publique si j'étais prête à dire oui à cette personne», raconte la femme, qui a réclamé l'anonymat le plus total pour son témoignage. Elle a également demandé qu'aucun détail ne permette d'identifier son harceleur.

Compte tenu de la difficulté pour les victimes de harcèlement sexuel de témoigner, surtout en milieu politique, La Presse a accepté ces conditions. Cette femme n'a pas pris contact avec nous pour raconter son histoire, c'est nous qui l'avons retrouvée, à sa plus grande surprise.

Ce dîner, qui s'est tenu au cours des années 90, était le point culminant de plusieurs mois d'avances sexuelles appuyées. «On est allé jusqu'à demander quel genre de sous-vêtements je portais.»

«On n'appelait pas ça du harcèlement sexuel. Mais c'en était. Il y avait une relation de pouvoir. J'étais une simple employée, dit-elle. Ce qui est désolant dans tout ça, c'est que ces gens-là ne sont pas troublés du tout par tout cela. Pour eux, c'est normal.»

Au fameux dîner, la réponse à la proposition du ministre a été négative. Le lunch s'est terminé. Peu après, cette femme a quitté son poste au cabinet. Et plus jamais, par la suite, elle n'a travaillé en politique - «un milieu fermé et très macho» - ni même pour un organisme gouvernemental. Est-ce que certaines portes dans le secteur public se sont refermées devant elle à cause de son refus?

Elle est persuadée que oui.

La loi du silence

Au cours des derniers jours, La Presse a contacté 35 personnes, qui ont travaillé dans diverses fonctions, tous partis confondus, dans l'ensemble des ordres de gouvernement. Plusieurs femmes interviewées nous ont raconté avoir vécu des épisodes de harcèlement sexuel ou d'en avoir été témoins.

Cependant, aucune d'entre elles n'a accepté de nous livrer un récit à visage découvert. Certaines étaient si inquiètes que nous ayons eu vent de leur histoire qu'elles nous ont demandé de la taire en totalité. Nous racontons ce qu'elles ont accepté que nous révélions dans le second texte de ce dossier.

L'ex-ministre libérale Sheila Copps, qui a révélé cette semaine avoir été violée il y a une trentaine d'années, est l'une des rares femmes politiques à avoir brisé cette loi du silence.

Elle affirme que des «centaines» de personnes ont subi des méfaits sexuels sur la colline parlementaire d'Ottawa. Comme l'immense majorité des victimes ne portent pas plainte, une telle affirmation est impossible à prouver, mais le mouvement de dénonciation qui a suivi l'«affaire Ghomeshi» pousse certaines victimes à sortir de l'ombre.

Une jeune femme, ex-adjointe politique dans un bureau de député (appelons-la Julie), a raconté son histoire à La Presse au cours des derniers jours.

Il y a quelques années, Julie travaillait pour un député du Bloc québécois - dont nous tairons l'identité puisqu'il n'y a pas eu de plaintes formelles - à son bureau de la Chambre des communes. Julie affirme avoir été victime de harcèlement sexuel de la part de son patron pendant plus de neuf mois. Elle a finalement décidé d'en parler à son chef de bureau, qui a minimisé l'affaire et l'a invitée à «ignorer» les avances du député.

L'affaire a été portée à l'attention du whip du Bloc québécois (le député responsable de la discipline au caucus), puis à celle du chef, Gilles Duceppe, qui aurait apparemment «sermonné» le député fautif, selon ce qu'on a dit à Julie. L'affaire en est restée là, et le harcèlement s'est poursuivi jusqu'à ce que Julie démissionne. «Il n'y a aucun soutien pour les victimes, conclut-elle, dépitée. Et n'allez surtout pas croire qu'il y a moins de harcèlement ou d'agressions qu'il y a 20 ans sur la colline parlementaire.»

Joint par La Presse, Gilles Duceppe a dit ne pas se souvenir de ce cas en particulier, mais il confirme avoir «sermonné» quelques députés pour des comportements inacceptables au cours de son règne de près de 15 ans à la tête du Bloc québécois.

«Le problème, dit M. Duceppe, c'est qu'il faut une plainte formelle pour sévir, il faut avoir des preuves. J'ai convoqué quelques députés pour comportement inacceptable, sexuel ou autre, mais sans plainte, c'est plus compliqué.»

L'ancien chef du Bloc précise toutefois qu'il a parfois «puni» des députés en leur retirant des privilèges ou des responsabilités.

«Les affaires de discipline passent normalement par le whip, mais il m'est arrivé d'intervenir directement, notamment lorsque des députés maltraitaient leur personnel», indique M. Duceppe.

Mouvement de dénonciations à Ottawa

Mardi dernier, le chef libéral Justin Trudeau a suspendu deux députés, Massimo Pacetti et Scott Andrews, à cause d'allégations de «fautes personnelles» commises à l'endroit de collègues députées du NPD. Le lendemain, Ian Capstick, ancien attaché politique chez les libéraux, puis au NPD, a révélé avoir été harcelé pendant des années par deux députés, entre 2002 et 2008. Vendredi, Fabiola Ferro, ancienne employée du député néo-démocrate Sylvain Chicoine, a affirmé avoir été congédiée après avoir dénoncé un collègue de bureau. Elle dépose une poursuite contre M. Chicoine.

Selon l'ex-ministre Sheila Copps, elle-même victime d'agression, des « centaines de personnes » auraient subi des méfaits sexuels à Ottawa. La Presse a parlé à des dizaines de personnes, tous partis confondus, dans l'ensemble des ordres de gouvernement : nous avons recueilli plusieurs histoires troublantes qui montrent que le harcèlement sexuel se conjugue encore avec la politique.

Vers une consultation sur la violence sexuelle

Le gouvernement Couillard se montre disposé à mettre sur pied une consultation sur la violence sexuelle contre les femmes, même s'il a refusé de débattre d'une motion péquiste à cet égard, hier. La députée péquiste Carole Poirier a proposé de créer une commission parlementaire chargée de se pencher sur le problème, sur le modèle de la commission «Mourir dans la dignité». Le gouvernement libéral s'est opposé au libellé de la motion péquiste, mais s'est montré prêt à discuter des modalités d'une éventuelle consultation. La leader parlementaire du Parti québécois, Agnès Maltais, s'est dite disposée à chercher «un accommodement pour que se tienne ce débat que les Québécois attendent».

- Martin Croteau à Québec