Mgr Vittorio Formenti marchait au pas de course devant moi dans les corridors aussi splendides que déserts du Vatican, en ce vendredi après-midi.

À chaque tournant, les gardes suisses, dans leur drôle d'habit bariolé jaune et bleu, le saluaient cérémonieusement, au garde-à-vous. Lui les saluait gentiment en retour, l'air de dire: n'en faites pas trop, messieurs, je ne fais que visiter le bureau...

L'homme travaille là depuis 33 ans. Il est directeur de la statistique du Vatican. Le gardien des chiffres du catholicisme. Le nombre de baptisés, de prêtres, de paroisses, pays par pays: il compile tout, tout, tout dans un gros annuaire qu'il présente au pape, année après année, dans une audience d'une quinzaine de minutes.

J'étais à Rome depuis deux heures, encore un peu étourdi par les splendeurs de la place Saint-Pierre, au milieu de laquelle nous avions rendez-vous.

Un contact montréalais m'avait introduit auprès de Mgr Formenti, mais dans une sorte de clair-obscur d'information, un arrangement à l'italienne...

- Je suis journaliste, avais-je insisté auprès de mon contact... Ça ne le dérangera pas? Le service de presse du Vatican est sur les dents, c'est le conclave bientôt...

- Non! Tu iras en tant qu'ami à moi, je dirai que tu viens lui porter un cadeau de ma part. Après, tu poseras tes questions.

Vu comme ça, en effet... Mais quel cadeau?

- Attends un peu...

- Sirop d'érable?

- Bene! Et un saumon fumé congelé! Il sera parfait en arrivant.

Sauf que j'ai manqué la correspondance à Paris et, 16 heures plus tard, ce saumon avait eu chaud et l'idée d'apporter l'animal à un monseigneur du Vatican m'a semblé totalement absurde. Il est toujours dans mon frigo d'hôtel, d'ailleurs, je n'ose pas m'en départir, je me suis attaché...

J'étais donc à la place Saint-Pierre avec mon sirop d'érable quand un homme d'âge mûr, souriant derrière son collet romain, s'est présenté.

- Suivez-moi, je vais vous montrer...

Tout s'est passé trop vite. La sécurité de cette place forte a été passée avec un simple salut de la main. Nous étions déjà dans la cour où les chefs d'État arrivent, dans l'ascenseur privé qu'ils empruntent avec le Saint-Père.

Je me suis retrouvé dans d'interminables corridors peints, du plancher au plafond, par Raphaël et ses élèves, vers 1510...

Au détour d'un couloir, une immense mappemonde peinte par l'artiste de la Renaissance nous attendait.

- Regardez le Canada, me dit Mgr Formenti en souriant devant l'approximation imaginative de l'artiste. L'Australie n'y est pas, elle n'était pas encore découverte...

L'homme d'Église pointait les scènes bibliques qui ornent les plafonds. Je ne regardais plus où j'allais, les yeux en l'air et un peu humides, comme submergé par la beauté inattendue des lieux recouverts de secret, inaccessibles.

- L'autre salle a été peinte par Raphaël et ses élèves, mais celle-ci, c'est lui-même qui l'a peinte, m'annonce-t-il en ralentissant. Ici, rien de biblique; que des thèmes et des motifs de la Rome antique, bizarrerie qui jure avec le reste de l'édifice.

- Je vais maintenant vous montrer la plus belle terrasse de Rome...

Il a ouvert une petite porte. La place Saint-Pierre, sur laquelle se couche le soleil, se découvrait devant nous, avec la ville en arrière-plan.

Je lui ai dit que j'avais l'impression d'être sur le balcon du pape...

Non, le pape ne vient pas ici. Il m'a montré, sur notre gauche, deux étages plus haut, les appartements du pape. Chaque jour, vers 16h, on pouvait voir Jean-Paul II accoté à la balustrade, en train de regarder le ciel, m'a-t-il dit.

Nous avons traversé une salle, qui est l'ancien bureau de Julles II, cardinal della Rovere et grand rival des Borgia, mais nous n'avons fait que passer.

Voici son bureau de directeur de la statistique. Une employée y travaillait encore sur un ordinateur qu'on dirait rescapé de la Renaissance. Le Vatican est aussi une grosse bureaucratie.

- Êtes-vous un fonctionnaire du pape, Mgr Formenti?

- Je n'aime pas le mot. Je suis un amoureux de l'Église!

- Un fonctionnaire de Dieu, alors?

- J'aime mieux ça.

- Est-ce qu'on s'habitue à vivre dans un tel luxe de beauté?

- Non, chaque jour, je vois quelque chose de nouveau.

PHOTO AFP

Dans les prochains jours, des milliers de fidèles se masseront sur la place Saint-Pierre afin d'assister au dévoilement de l'identité du nouveau pape.

Que je sois journaliste ne l'a pas du tout froissé. Il a accepté sur-le-champ de me donner une entrevue. Comment arrive-t-on au Vatican? Originaire d'une ferme près de Brescia, ville du Nord, il travaillait comme prêtre auprès des enfants quand un ancien professeur (devenu le cardinal Re, le doyen des cardinaux électeurs cette année) lui a demandé d'aller servir au Vatican. Il ne voulait rien savoir. Mais l'évêque lui a dit: Rome a parlé...

Son premier travail, pendant six ans, consistait à lire et à répondre aux lettres adressées au pape Jean-Paul II. Il en arrivait de deux à trois sacs pleins chaque jour, du monde entier.

- Que disent les gens au pape?

- Il y en a qui veulent démontrer leur amour, mais il y en a beaucoup qui pleurent, il y a tellement de douleur et de souffrance...

Après ce travail dans les émotions, on l'a envoyé au bureau de la statistique. «Je pensais que ce serait aride, mais lire les chiffres, c'est lire l'ampleur du travail de l'Église. C'est émouvant aussi. Savez-vous qu'il y a 123 000 oeuvres catholiques pour les pauvres dans le monde?»

Que disent les chiffres sur l'état de la religion catholique, sinon?

- L'Église catholique progresse sans arrêt.

- Quoi? Mais les églises sont vides en Occident...

- La foi, la pratique religieuse, ça ne se mesure pas. Tout ce qu'on peut compter, c'est le nombre de baptisés. Il y a environ 1,2 milliard de catholiques dans le monde. Ça progresse. Les gens sont libres de vivre leur foi comme ils le veulent.

Certes, en Occident, le nombre de prêtres diminue dramatiquement. Au cours des 30 dernières années, au Canada, il est passé de 13 055 à 7731. Il a chuté de moitié en France et en Espagne, et du quart en Italie.

Mais pendant ce temps, l'Église se découvre de nouveaux territoires, et pas seulement au Brésil, au Mexique et en Afrique. «L'espoir, c'est l'Asie. On n'y compte que 120 millions de catholiques, mais la ferveur est grande et la croissance très forte.» Les baptisés ont doublé aux Philippines et on compte maintenant 27 228 prêtres en Inde (presque trois fois le nombre de 1978).

En quittant le Vatican, Mgr Formenti m'a montré un graffiti gravé dans une fresque d'un corridor au milieu du XIXe siècle. On peut lire «Garibaldi». L'unificateur de l'Italie a en effet laissé sa marque au couteau quand il a envahi le Vatican, qu'il ne portait pas dans son coeur.

Était-ce pour l'anecdote, ou plutôt pour me montrer que souvent, en 2000 ans, l'institution a vacillé, mais a survécu?

Quoi qu'on en pense en Occident, du moins, pour le statisticien de Dieu, les chiffres sont clairs: cette Église a un avenir.

PHOTO AFP

La place Saint-Pierre vue du ciel.