Ciblé par l'escouade Marteau en lien avec le détournement de 22 millions pour la construction de son hôpital, l'ex-patron du Centre universitaire de santé McGill (CUSM) a refait sa vie au soleil. Tout en demeurant membre du Conseil privé de la reine pour le Canada, le Dr Arthur Porter s'est emmuré dans un impénétrable complexe privé, a investi dans les paradis fiscaux et ouvert une des boîtes de nuit les plus sexy des Bahamas.

C'est ce qu'a constaté La Presse en partant sur la piste de M. Porter, ancienne superstar de la santé au Québec, devenu l'une des cibles de la Sûreté du Québec dans son enquête sur de possibles malversations entourant la sélection du constructeur du CUSM.

La police a perquisitionné aux bureaux du centre hospitalier le 18 septembre. La Presse a ensuite révélé que l'enquête cible des dirigeants de SNC-Lavalin, soupçonnés d'avoir fait des paiements douteux de 22 millions pour mettre la main sur le contrat de construction du grand hôpital, l'un des plus importants projets gouvernementaux en chantier de l'Amérique du Nord. Le contrat a été accordé en 2010 à un consortium formé de SNC-Lavalin et de la société anglaise Innisfree.

Selon plusieurs sources, la police soupçonne par ailleurs Arthur Porter d'avoir été la «porte d'entrée» de SNC-Lavalin pour obtenir le contrat. Directeur général de l'établissement au moment de l'appel d'offres, il a quitté son poste en décembre 2011, à l'époque où des comptables de SNC-Lavalin ont commencé à recevoir des renseignements sur les paiements douteux de 22 millions.

Personne n'a été accusé dans cette affaire et les faits n'ont pas été prouvés en cour.

Depuis les perquisitions, plusieurs médias ont tenté sans succès de parler au Dr Porter, qui mène maintenant sa carrière dans les tropiques. Le médecin, qui était autrefois sur toutes les tribunes, est demeuré muet.

Pour finalement réussir à lui parler, La Presse a dû se rendre à Nassau, aux Bahamas.

Arthur Porter et sa femme y habitent la luxueuse communauté fermée d'Old Fort Bay, complexe résidentiel ultrasécurisé. Le site web de la communauté précise qu'elle possède «la plus belle plage de l'île». On y trouve aussi un système de canaux pour accéder aux maisons en bateau, une marina, un club privé et des parcs. Des patrouilles et un système de caméras en protègent tous les accès 24 heures sur 24.

Surpris et contrarié

Notre équipe a tenté trois fois d'accéder à Old Fort Bay, mais les gardes se sont interposés chaque fois, en insistant sur l'interdiction de faire des photos. Ils nous ont tout de même permis de joindre le Dr Porter au téléphone.

Celui-ci s'est montré surpris et contrarié en apprenant que nous étions à sa porte. «J'aurais préféré que vous appeliez mon bureau», a-t-il lancé, en précisant qu'il était dans une réunion à l'extérieur du pays (M. Porter gère une clinique aux îles Turks et Caicos et sa famille possède des intérêts en Sierra Leone).

Interrogé pour savoir s'il a suivi le feuilleton des 22 millions de SNC-Lavalin, il s'est fait évasif. «Un petit peu. Mais ma vie, c'est plutôt faire d'autres choses, maintenant», a-t-il laissé tomber.

À chaque nouvelle question, il a demandé de mettre fin à la conversation.

«Je vous appellerai avec plaisir pour en discuter à mon retour. Je dois retourner en réunion. Redonnez le téléphone au garde», a-t-il martelé.

Archives La Presse

Arthur Porter

Les allégations à son endroit au Québec n'empêchent pas le Dr Porter de demeurer un médecin et homme d'affaires très actif aux Bahamas.

En avril dernier, quatre mois après avoir quitté son poste au CUSM, il a ouvert le Space Nighclub, l'une des boîtes de nuit les plus sexy du pays. Une publicité du bar montre une femme aux seins nus assise sur un sac d'argent géant, sous le slogan «My bitch bad, looking like a bag of money».

L'endroit est à mille lieues des couloirs d'hôpital que fréquentait M. Porter au Canada, ou encore des réunions de fonctionnaires auxquelles il assistait à titre de président du comité de surveillance des services secrets canadiens. Sur la piste de danse, les jupes sont courtes, les talons aiguilles vertigineux. Une danseuse en petite tenue se secoue les fesses autour d'un poteau, sur scène. Des employés confirment que le médecin est copropriétaire de la boîte avec un homme d'affaires local connu comme le roi du nightlife.

À la même époque où il a lancé sa boîte de nuit, M. Porter a créé à Montréal une société à numéro dont l'adresse de correspondance est le bureau d'avocats Spiegel Sohmer de Montréal, spécialisé en droit fiscal et en droit des sociétés. Comme adresse personnelle, le médecin fournissait les coordonnées d'un bureau à Nassau.

Bureau vide

La Presse s'est rendue à ce bureau, qui consiste en une maisonnette au milieu d'une rangée de 10 constructions semblables. Toutes sont identifiées au nom de différentes entreprises. Toutes sont désertes: quelques meubles, un téléphone, un annuaire, mais aucun papier, aucun dossier; pas la moindre trace d'activité humaine.

Photo: Ivanoh Demers, La Presse

Deux affiches sont accolées à la porte de M. Porter: l'une au nom de Griffon Companies, entreprise de matériel médical fondée à Detroit à l'époque où M. Porter y résidait, et dont le site web est toujours enregistré à son nom. L'autre affiche est au nom de Buckingham Medical International, société dont il existe peu de traces sur le Net.

Selon la fiscaliste Brigitte Alepin, spécialiste des paradis fiscaux, les multinationales utilisent de plus en plus des bureaux aux Bahamas pour placer «artificiellement» leur profit dans un endroit où le taux d'imposition est très bas, voire nul.

«C'est incroyable, ils n'engagent personne, même pas une secrétaire, ils exploitent complètement le système», déplore-t-elle.

Le cabinet Spiegel Sohmer a refusé de commenter les activités de son client.

En parallèle avec la gestion de ses nombreuses entreprises, Arthur Porter poursuit sa pratique médicale. Il dirige une clinique privée d'oncologie de Nassau, où une employée le décrit comme «très actif».

Sur place, après avoir consulté son patron, une réceptionniste s'est assurée de faire quitter prestement les lieux à l'équipe de La Presse. Elle n'a pu nous dire quand nous pourrions lui parler. Aucune aide non plus du côté de la banque suisse des Bahamas avec laquelle M. Porter faisait affaire lorsqu'il résidait à Montréal.

Arthur Porter a promis qu'il nous rappellerait rapidement pour répondre à nos questions. Au moment d'écrire ces lignes, il n'avait pas donné signe de vie.

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Le Contrat du Centre universitaire de santé McGill sous la loupe des policiers

Avril 2004

Le Dr Arthur Porter est nommé directeur général du CUSM.

Octobre 2008

L'appel de propositions en mode PPP pour le site Glen est lancé auprès de deux soumissionnaires: le duo SNC-Lavalin/Innisfree et le groupe Obrascon/Decarel.

2009

Un cadre de SNC-Lavalin, Riadh Ben Aïssa, aurait embauché un agent pour aider à l'obtention du contrat du CUSM, selon des révélations de La Presse en octobre 2012.

16 septembre 2009

Les deux groupes soumettent leur proposition technique. Le même jour, le gouvernement modifie les conditions relatives au financement. «Le CUSM et le gouvernement pourront, à leur seule discrétion, accepter une proposition non conforme», stipule le décret du gouvernement.

19 novembre 2009

Les deux consortiums déposent leur proposition financière.

Fin novembre, début décembre 2009

Le Dr Porter avise ses employés dans un courriel que le consortium a été choisi et qu'une annonce du gouvernement est imminente, selon un article de La Presse à l'époque.

1er décembre 2009

Le gouvernement avise les deux soumissionnaires que leur proposition financière est non conforme, puisqu'elle excède le budget maximum de 1,13 milliard.

13 janvier 2010

Le gouvernement modifie les conditions et augmente le budget maximum à

1,34 milliard.

15 mars 2010

Deux nouvelles soumissions sont déposées.

1er avril 2010

Le comité de sélection choisit le consortium SNC-Lavalin/Innisfree.

7 juillet 2010

Le gouvernement approuve officiellement la sélection du consortium SNC-Lavalin/Innisfree.

5 décembre 2011

M. Porter démissionne de son poste au CUSM, quatre mois avant la fin de son mandat. Au cours du mois, des comptables de SNC-Lavalin commencent à recevoir des renseignements sur de mystérieux paiements pour des contrats.

Mars 2012

Le conseil d'administration de SNC annonce que le vice-président Riadh Ben Aïssa a autorisé des paiements douteux totalisant 56 millions US.

1er octobre 2012

La Presse révèle que 22,5 des 56 millions de paiements douteux de Riadh Ben Aïssa, de SNC, auraient servi à l'obtention du projet du CUSM. M. Porter est soupçonné d'avoir joué un rôle dans ces paiements.

Photo: Ivanoh Demers, La Presse