L'Agence du revenu du Canada a réduit indûment les prestations pour enfants de milliers de familles canadiennes, les privant de plus de 20 millions de dollars, a appris La Presse.

Selon nos renseignements, l'organisme a calculé les prestations sans tenir compte des règles clairement édictées dans le budget fédéral de 2011. L'erreur touche toutes les familles monoparentales au Canada qui se sont reconstituées au cours des six premiers mois de 2011.

Leurs prestations ont été réduites indûment au printemps 2012, lorsque l'Agence a reçu les déclarations de revenus 2011, à partir desquelles sont faits les calculs pour l'année en cours.

Les coupes varient de quelques centaines à plusieurs milliers de dollars - jusqu'à 7000$ -, selon les revenus et le nombre d'enfants des familles. La réduction des prestations s'est généralement appliquée rétroactivement au mois de janvier 2012, mais elle remonte parfois jusqu'en juillet 2011.

Application maladroite

L'erreur a été mise au jour par Yves Chartrand, fiscaliste réputé qui dirige le Centre québécois de formation en fiscalité, et auquel les médias ont abondamment recours depuis 20 ans. D'autres fiscalistes ou fonctionnaires de Revenu Canada ont confirmé l'erreur, et l'ombudsman des contribuables se penche sur le dossier.

Selon les estimations de M. Chartrand, l'erreur touche plus de 20 000 familles, à raison de 1000 à 1500$ par famille, pour un total de plus de 20 millions, estime M. Chartrand.

La modification des règles de calcul a été annoncée dans le budget fédéral de mars 2011. Le gouvernement fédéral a en cela imité le Québec, qui avait lui aussi modifié sa loi pour que les changements d'état matrimonial se reflètent plus rapidement dans le calcul des prestations pour enfants.

Or, l'Agence du revenu du Canada a appliqué les nouvelles règles sans tenir compte de la date d'entrée en vigueur inscrite sur les documents officiels.

Dans le budget de 2011, il est clairement écrit, à la page 321, que la modification dans le calcul des prestations «s'appliquera aux changements d'état matrimonial qui surviennent après juin 2011».

Même clarté dans l'Avis de motion et moyens du budget, page 384, ou dans le projet de loi C-13 qui a suivi. Dans chaque cas, il est question «des changements d'état matrimonial se produisant après juin 2011».

Or, l'ARC a plutôt réduit les prestations de toutes les familles recomposées en 2011, qu'elles aient été formées avant ou après le 30 juin 2011. Ces coupes ont été imputées, en général, aux prestations des mois de janvier à juin 2012.

«De la maternelle fiscale»

Yves Chartrand a une explication très simple: le formulaire fédéral de déclaration de revenus ne demande pas à quel moment dans l'année est survenu le changement matrimonial. Il demande seulement le statut matrimonial au 31 décembre.

Ce faisant, l'Agence peut savoir si un changement matrimonial est survenu en 2011 en comparant la déclaration de 2011 à celle de 2010, mais elle n'est pas en mesure de savoir quand exactement ce changement a eu lieu. En conséquence, l'Agence a réduit les prestations de toutes les familles recomposées, qu'elles aient été formées avant ou après juin 2011, constate M. Chartrand.

«C'est de la maternelle fiscale, de la fiscalité 101, mais des contribuables doivent se battre avec les fonctionnaires incompétents de l'Agence pour faire valoir leurs droits», fulmine M. Chartrand.

Claude Laferrière, éminent professeur de fiscalité retraité de l'UQAM, constate lui aussi la bévue de Revenu Canada. «C'est plus qu'une erreur. C'est de l'incompétence, du je-m'en-foutisme, puisque les fonctionnaires sont bien au courant de cette mesure très simple», a-t-il dit à La Presse.

En juin dernier, un des clients de M. Chartrand a finalement obtenu gain de cause contre l'Agence, une affaire de plus de 5000$. Pour cela, M. Chartrand a dû intervenir énergiquement auprès des fonctionnaires, qui lui opposaient des refus systématiques. Il a fallu se rendre à la division des appels de l'organisme.

Depuis, il s'est plaint au cabinet de la ministre du Revenu, Gail Shea, et à l'ombudsman des contribuables, mais le dossier traîne «dans la machine bureaucratique», au détriment des familles visées.

Au Québec, le ministère du Revenu n'a pas connu ce problème quand la loi a été changée, en 2007, puisque la déclaration de revenus exige de savoir quand a eu lieu le changement de statut matrimonial.

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Un changement équitable, une application bâclée

Les fiscalistes ne contestent pas la légitimité de la nouvelle méthode de calcul des prestations pour enfants de Revenu Canada, mais son application.

En changeant la mesure, en mars 2011, Ottawa voulait ajuster plus rapidement les prestations au nouvel état matrimonial des contribuables. Ces prestations tiennent compte du nombre d'enfants d'une famille, mais aussi de son revenu.

Lorsqu'un couple se sépare, par exemple, le fisc est disposé à augmenter rapidement les prestations de la nouvelle famille monoparentale dont les revenus ont chuté. À l'inverse, le fisc veut aussi réduire les prestations des familles recomposées, dont les revenus globaux augmentent. Selon la nouvelle mesure, les prestations pour les familles reconstituées sont réduites dès le mois suivant la date officielle du changement d'état matrimonial.

La mesure précise toutefois que le nouveau calcul s'applique aux changements matrimoniaux survenus après le 30 juin 2011, et c'est là que le bât blesse. L'Agence du revenu du Canada réduit les prestations, peu importe que les familles aient été reconstituées avant ou après juin 2011.

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Revenu Canada admet son erreur

En fin de journée mardi, l'Agence du revenu du Canada (ARC) a admis son erreur. «L'ARC analyse le problème afin de rectifier ces dossiers dans les plus brefs délais», nous écrit l'organisme.

L'Agence invite les familles qui se sont reconstituées au cours des six premiers mois de l'année 2011 à communiquer avec elle pour lui préciser la date du changement de leur état civil. La communication peut se faire en transmettant le formulaire RC65 ou en téléphonant au 1-800-387-1194 (1-800-387-1193 en anglais).

Depuis plusieurs mois, le fiscaliste Yves Chartrand harcelait l'ARC et le cabinet de la ministre du Revenu, Gail Shea, sur cette question. Hier, quelques minutes après la réponse de l'ARC, un courriel de la ministre nous est parvenu, par l'entremise de son porte-parole, Clarke Olsen.

«La ministre s'attend à ce que l'Agence règle ces cas aussi rapidement que possible. La ministre regrette lorsque ces types d'erreurs déplorables se produisent et les répercussions qu'elles ont sur les familles canadiennes. Elle a demandé à l'ombudsman des contribuables d'examiner les problèmes signalés qui ont retardé les versements de la prestation fiscale canadienne pour enfants aux Canadiens. Nous attendons les conseils de l'ombudsman sur cette question.»

La ministre parle toutefois d'«environ 8000 familles canadiennes», alors que le fiscaliste Yves Chartrand estime que le problème en concerne plus de 20 000. Nous n'avons pu savoir d'où la ministre tient ses chiffres.