Une maison centenaire de deux étages, vaste, avec des plafonds hauts et un sous-sol transformé en salle de jeu. En 1982, cette maison est devenue un refuge. Son nom: La Dauphinelle. Elle accueille des femmes en détresse. Elles atterrissent ici en catastrophe avec leurs enfants et une valise. Elles traînent un lourd passé de violence conjugale. Et de dénuement. Notre journaliste Michèle Ouimet a vécu une semaine à La Dauphinelle. Récit*.

Dimanche soir. Une femme, Mary, regarde la télévision. Blottie contre elle, sa fille, Elizabeth. La maison est calme, l'atmosphère feutrée.

Elizabeth a 8 ans. Corps svelte, cheveux tressés, teint brun chocolat. Demain, elle va à l'école. Une nouvelle école. Encore. La troisième en deux mois.

Mary et Elizabeth ont une relation tricotée serré. Elles couchent toujours dans le même lit. «Quand elle dort, je pleure, raconte Mary. Parfois, Elizabeth se réveille. Elle me dit: «Maman, ne t'inquiète pas, tout ira bien.»»

Mary ne parle qu'anglais. Elle est arrivée au refuge en catastrophe, la nuit. Elle fuyait son conjoint, le père d'Elizabeth.

Elle se rappelle avec amertume à quel point elle a aimé cet homme. Un musicien, un irrésistible charmeur. Avec lui, c'était la belle vie: les restaurants, les cocktails, les week-ends en amoureux. «A nice life.»

Tout a basculé lorsque Mary lui a annoncé qu'elle était enceinte. Il voulait qu'elle se fasse avorter. Il s'est mis à crier et à la battre. Il a menacé de lui enlever Elizabeth. Il a pris une maîtresse. Il ne se cachait pas, il voulait l'humilier.

L'année dernière, Mary a passé deux semaines dans un refuge, «because everything was falling apart».

Elle est retournée vivre avec son musicien, même si elle se doutait qu'il recommencerait à la battre. La semaine dernière, elle a fui de nouveau. Cette fois-ci, elle a échoué à La Dauphinelle, la peur au ventre, même si le refuge est équipé de caméras de surveillance, qu'il y a un gardien de nuit et que les portes sont verrouillées.

Sa fille lui rappelle son homme. Elle a la même démarche et elle rit comme lui. «It's him.»

Elizabeth fréquente l'école française. Quand on lui demande quelle langue elle parle, elle répond: «Bilingual.» Tout est mêlé dans sa tête: le français et l'anglais, sa maison et le refuge, le bonheur et le malheur. Et ses trois écoles en deux mois.

Isabelle arrive. Grande, costaude, bien en chair. Cheveux fins noués en queue de cheval, yeux verts perçants. Des yeux cernés. Elle se laisse tomber dans le grand fauteuil en cuir du salon. «Les journées sont tellement longues, icitte!», soupire-t-elle.

Sa fille de 3 ans, Sophie, la suit comme une ombre. Isabelle glisse discrètement une lettre dans ma main. «J'aime mieux écrire que parler», dit-elle.

Une lettre d'une page. Un cri du coeur. «J'imagine ses mains autour de mon cou, suivi de plusieurs coups de poing d'une force sans pitié. Ça me dégoûte et ça m'aide à rester loin de lui.»

LUNDI, 8 H: LA NOUVELLE ÉCOLE

La cuisine est vide, seul le ronronnement usé du réfrigérateur brise le silence. Elizabeth traverse la salle à manger en courant, une brosse à dents dans la main. Elle est énervée. Sa mère l'inscrit ce matin à sa nouvelle école.

Les femmes arrivent une à une avec leurs enfants: Afifa, une Algérienne qui ne parle qu'arabe, suivie de près par son fils, Amir, 3 ans, qui ne la lâche pas d'une semelle; Isabelle et sa puce de 3 ans, Sophie, qui pousse des cris en jouant avec son gruau; la silencieuse Serena et sa fille de 2 ans.

Vers 9h, Elizabeth part à l'école avec sa mère. La secrétaire, quadragénaire costaude, regarde le bulletin et fait la moue. «Elle est très faible en mathématiques et en français.»

Mary grimace quand la secrétaire lui demande d'inscrire le nom du père sur le formulaire.

Il manque des documents. L'école va l'appeler quand le dossier sera complet. «Quand? demande timidement Mary.

- Quand le dossier sera complet», répète la secrétaire.

Mary et Elizabeth repartent bredouilles. Mary est inquiète, sa fille accumule les retards; Elizabeth, elle, sautille, trop heureuse de bénéficier d'un sursis.

LUNDI APRÈS-MIDI: LE BEL ITALIEN

Isabelle n'en peut plus, elle crève d'ennui. Les minutes se transforment en heures. Sa fille Sophie parle, parle et parle. Isabelle ferme les yeux.

Deux fois par semaine, le refuge garde les enfants de 14h à 17h pour permettre aux mères d'entreprendre des démarches: trouver un logement, un emploi, aller au bureau de l'aide sociale, faire une demande de pension alimentaire.

Isabelle fixe l'horloge, sourde au pépiement de Sophie. À 14h pile, elle laisse sa fille entre les mains d'une intervenante.

Elle décide d'aller au Village des valeurs, à un coin de rue du refuge. «J'ai seulement deux kits de vêtements, et Sophie a besoin de tout.»

Elle écume les allées et remplit son panier: des pantalons, des chandails, des t-shirts, une poupée. Total: 110$. Isabelle paie sans broncher, même si le montant lui arrache le coeur. Elle dépend de l'aide sociale, elle doit se débrouiller avec 700$ et des poussières par mois. Chaque dollar compte.

«Je pensais que ça me coûterait 40$», soupire Isabelle.

C'est autour d'un café, avec son sac du Village des valeurs plein à craquer, qu'Isabelle raconte sa vie.

Elle avait 19 ans lorsqu'elle a rencontré son bel Italien. Lui venait d'entamer la cinquantaine. Elle voulait un homme mûr qui ait de beaux yeux.

Elle est tombée enceinte la première fois qu'ils ont fait l'amour. Ils étaient ensemble depuis une semaine. «On avait bu», dit Isabelle en plongeant son regard dans sa tasse de café. Il ne voulait pas d'enfant. Il a commencé à la dénigrer. «Ça me tuait en dedans.»

Après la naissance de Sophie, il l'a frappée. La première fois, c'était pendant qu'elle essayait de descendre les marches avec un landau. Il s'est approché et il l'a giflée de toutes ses forces. Son nez s'est mis à saigner et sa joue à enfler. «C'est fou comme une claque peut faire mal.» Ils s'étaient disputés. Encore. Un voisin a assisté à la scène. Il a tourné la tête, sans rien dire.

«Je faisais tout: le ménage, le lavage, les repas. Il m'empêchait de sortir, il avait peur que je le trompe. Je ne pouvais pas voir mes amies, il me disait qu'elles étaient des salopes. J'étais seule dans mon enfer.»

Quand il la frappait, Isabelle n'avait pas le droit de crier ou de parler, encore moins de pleurer. «Il fallait que je garde le silence.»

Elle a enduré «son enfer» pendant trois ans. Un soir, elle en a eu assez, elle a cherché sur l'internet et trouvé le nom d'un organisme qui s'occupe des femmes victimes de violence. On l'a dirigée vers La Dauphinelle. C'était au printemps 2010.

Elle y est restée un mois. Pendant son séjour, elle a vu le père de Sophie à quelques reprises. Il l'a suppliée de revenir, il lui a promis qu'il changerait. Elle l'a cru. Elle est retournée vivre avec lui. «Le premier soir, on s'est chicanés.»

Le cycle de la violence a repris: l'humiliation, les coups, le silence, la peur. La semaine dernière, il l'a réveillée à 1 h du matin, il voulait qu'elle lave la baignoire et sorte le recyclage. Il avait bu et pris de la drogue. Il s'est mis à lui donner des coups de poing au visage et à serrer ses mains autour de son cou. Elle a réussi à lui échapper. Elle s'est enfermée dans sa chambre et a appelé le 911.

C'est ainsi qu'elle s'est de nouveau retrouvée à La Dauphinelle.

Isabelle n'a pas eu la vie facile. Au secondaire, elle a été victime d'intimidation. «Je mangeais mon lunch dans les toilettes. Quand tu es différent des autres, tu t'en sors pas. J'étais grosse et je marchais le dos rond.» Elle a abandonné l'école en troisième secondaire.

Ses parents ne l'ont pas aidée. «Mon père est violent, ma mère fuckée. J'ai eu une enfance dégueulasse. J'ai vu mon père battre ma soeur à coups de poing au visage. Ma mère hurlait: «Arrête! Tu vas la tuer!» J'ai des parents à chier.»

Elle rêvait d'une vie meilleure. Elle est tombée dans les bras de son bel Italien. Il avait déjà sept enfants de quatre femmes. Elle se doutait qu'elle courait droit à la catastrophe, mais elle s'en foutait, il avait tellement de beaux yeux.

MARDI, 11 H: NOUVELLE ARRIVÉE

Dans le salon, recroquevillée dans le fauteuil, une femme, Nicole, la quarantaine, maigre, nerveuse, cheveux noirs, lunettes trop grosses pour son visage émacié. Son fils, Félix, est à l'école. Elle ignore comment elle va lui annoncer qu'ils vont vivre dans un refuge pendant quelques semaines.

Nicole est arrivée avec deux sacs dans lesquels elle a jeté en vrac ses vêtements et ceux de Félix. Elle attend de voir une intervenante qui va lui expliquer les règlements de la maison: les heures de repas, les tâches à accomplir, les démarches pour remettre de l'ordre dans sa vie.

Nicole a eu deux autres enfants. Ils ont 20 et 23 ans. Quand ils étaient petits, elle les a abandonnés, elle se sentait incapable de les élever. Elle les a quand même déclarés à l'aide sociale pour recevoir un plus gros chèque.

Elle s'est fait prendre. Le gouvernement lui a réclamé 25 000$, une somme qu'elle rembourse depuis 1996. Chaque mois, son chèque d'aide sociale est amputé de 224$. Il lui reste 375$ pour vivre. Et elle a un fils. Comment fait-elle? «Je vis avec un coloc ou un chum, même si ça marche pas ben ben.»

Il lui reste 7000$ à rembourser.

Le père de Félix est violent, une violence psychologique. Son humeur est changeante, amplifiée par l'alcool. «Il vire sur un 10 cents.»

Ils avaient repris depuis peu. «Il s'occupait du petit, précise Nicole. Ça me donnait du lousse.» Ils vivaient dans une chambre, elle, lui et Félix. Mais l'atmosphère de la maison était survoltée: trop de bière, trop de monde, trop de bruit, trop de fumée.

Elle n'en pouvait plus. Elle est partie avec ses deux sacs et son fils.

«Ma santé est fragile. Depuis que je suis petite, j'ai un mal de vivre, un mal d'être, une déprime chronique.»

Il y a déjà eu des punaises à La Dauphinelle. Pas question de revivre ce cauchemar. Chaque nouvelle doit laver son linge avant de l'apporter dans sa chambre. Nicole soupire. Chaque tâche est une montagne. Je lui donne un coup de main. Au fond d'un sac, des couches.

«Félix a encore des petits problèmes», explique Nicole.

Il a 6 ans.

MERCREDI, 8H15: NULLE PART OÙ ALLER

Félix déjeune. Pourtant, l'école commence à 8h. «J'arrive pas à me lever, dit Nicole en haussant les épaules. À l'école, ils ne disent plus rien, ils sont habitués.»

Elizabeth, elle, n'a toujours pas d'école.

C'est Afifa qui a fait le café. Noir comme de l'encre. Explosif. «C'est-tu comme ça qu'ils le font, en Algérie?», lui demande Nicole, qui noie son café de lait.

9h30. La radio joue à tue-tête, les enfants se chamaillent. Il fait sombre, il pleut. Le temps est figé, les femmes s'ennuient, enfoncées dans le grand canapé de cuir du salon, les yeux rivés au plafond. Je prends une revue. Isabelle me dit: «T'es chanceuse, toi, tu les as pas toutes lues.»

10h. Une intervenante organise un atelier. Le thème: comment imposer ses limites. Isabelle bougonne. «Ça m'énerve, ces affaires-là!»

Deux femmes répondent à toutes les questions, attentives. Serena est toujours aussi silencieuse, Afifa ne comprend pas le français et Mary ne parle qu'anglais. Isabelle est secouée par un fou rire. L'intervenante la met à la porte.

Après le dîner, Isabelle veut envoyer Sophie à la halte-garderie. Les intervenantes refusent: elle doit faire des démarches pour avoir droit au service de garde. Isabelle est frustrée. «Des démarches! Des démarches! Je peux pas passer mon temps à faire des téléphones pour me trouver un logement!»

Elle met son manteau et grille une cigarette sous la pluie froide. Son bel Italien l'appelle sur son cellulaire, il la supplie de revenir. Ils se chicanent, elle est bouleversée. Elle pleure. Sur elle, sur sa vie, sur ses frustrations.

Elle a une envie folle de quitter La Dauphinelle, mais elle n'a nulle part où aller. Un logement? Avec un revenu de 700$ par mois? «C'est tellement cher, se plaint Isabelle. Le pire, c'est les factures, ça me tue.»

Elle soupire et essuie ses yeux avec la manche de son chandail. Retourner avec le père de Sophie? Elle y songe. «Je m'ennuie des quelques moments de douceur qu'on a eus, mais si je retourne avec lui, je vais retomber dans la même marde, je le sais, je le sens. C'est tellement décourageant!»

Pendant qu'Isabelle jongle avec sa vie, Nicole fait des appels. Depuis quatre ans, elle est sur la liste d'attente de l'Office municipal d'habitation pour un logement à prix modique. Elle était 110e sur la liste. Elle vient d'apprendre qu'elle a reculé, elle est maintenant 160e. «S'ils me tassent pour des ethnies, je vais trouver ça écoeurant!»

Isabelle et Nicole se regardent, découragées. Nicole est résignée, Isabelle révoltée. On finit par sortir les cartes. On joue jusqu'à l'heure du souper. Isabelle perd.

MERCREDI APRÈS-MIDI: ENCEINTE ET BATTUE

Serena parle peu. Elle a 21 ans, elle est enceinte et elle a une fille de 2 ans. Serena ne sourit jamais et elle réprimande souvent sa fille, mais sans jamais lever la voix, les yeux rivés sur son BlackBerry.

Elle a rencontré son copain dans un bar. Un Sénégalais, comme elle. Il lui a tout de suite plu. Elle avait 18 ans. Un mois plus tard, elle était enceinte, elle ne prenait aucun contraceptif. L'avortement? Elle n'y a même pas pensé.

Lui avait 31 ans, il voulait fonder une famille. Mais Serena a vite découvert son caractère explosif. «Quand il se fâche, il se contrôle pas, mais sinon, c'est un gentil garçon.»

Et il se fâche souvent? «Oui, genre, s'il y a quelque chose, genre, qui fait pas son affaire.»

Il crie, il s'énerve, il frappe. Un soir, elle a eu tellement peur qu'elle a appelé la police. Quelques jours plus tard, elle a atterri à La Dauphinelle, avec sa fille, son ventre rond, sa valise et son BlackBerry.

Chaque confidence est suivie d'un long silence. Serena est assise dans la salle d'attente de l'aide juridique à Verdun. L'aide sociale exige qu'elle réclame une pension alimentaire, même si le père n'a pas de travail.

La salle d'attente ressemble à la Cour des Miracles: un homme parle fort en racontant ses malheurs, un obèse brasse ses papiers et peste contre sa propriétaire, qui veut le mettre à la porte. Serena lève un sourcil et me regarde en esquissant l'ombre d'un sourire.

Serena vit à La Dauphinelle depuis trois semaines. Elle n'a pas revu le père de sa fille. Il ne sait pas où elle s'est réfugiée, il est sûrement inquiet. Elle hausse les épaules. Elle n'a pas le temps de s'occuper de lui. Elle doit trouver un logement et une garderie, sans oublier le bébé qui va débarquer dans sa vie dans quelques mois.

Est-elle encore amoureuse?

«Je ne sais pas, je m'en fous.»

MERCREDI 17 H: SOUPER ET MÉDICAMENTS

C'est l'heure du souper. Les enfants mangent peu, surtout Amir, le fils d'Afifa, qui ferme obstinément la bouche en secouant la tête. Les autres femmes déploient des ruses pour lui faire avaler une bouchée. Pendant ce temps, Afifa fixe la fenêtre, le regard perdu dans le vide.

Nicole a vu son psychiatre. Il lui a prescrit de nouvelles pilules contre l'anxiété. Elle est un peu assommée mais calme, très calme.

Les enfants, eux, sont surexcités. Ils crient et courent dans tous les sens pendant que la télévision joue à plein volume. Félix, le fils de Nicole, fait des grimaces et met les enfants sur les dents. Il ne tient pas en place. En jouant, il donne un coup de coude dans l'oeil d'Amir, qui se met à hurler. Afifa le prend dans ses bras et lui murmure des mots en arabe pour le consoler.

JEUDI, 10 H: PETITES ANNONCES

Isabelle remplit une feuille qu'une intervenante lui a donnée. Elle doit inscrire dans de petites cases ses objectifs et les moyens qu'elle compte prendre pour les atteindre. Elle soupire. Elle déteste ce genre d'exercice, elle se sent infantilisée.

Elle fixe la feuille en se demandant par où commencer: trouver un logement, puis dénicher un avocat, car elle passe en cour dans quelques mois. Elle a porté plainte contre son bel Italien.

Isabelle est cynique. «Essaie donc de te trouver un logement quand tu vis de l'aide sociale et que tu as un enfant. J'ai déjà lu: «Pas d'enfant et pas d'animaux!»»

Mais elle se promet de chercher. Elle jette un oeil sur la rubrique «appartements à louer» dans le journal, puis elle tourne la page. «Demain.»

JEUDI, 16H30: MARIAGE ARRANGÉ

16h30. Afifa est concentrée. Elle écoute la traductrice qui lui explique toutes les démarches qu'elle doit entreprendre pour faire refaire ses papiers d'identité. Son mari les lui a confisqués en février 2009, lorsqu'il a décidé de la renvoyer, avec son fils, en Algérie.

Le destin d'Afifa a été scellé lorsque son mari a demandé à sa famille de lui trouver une femme en Algérie. Il vivait à Montréal depuis six ans. La première fois qu'Afifa l'a rencontré, c'était dans le salon de ses parents, à Alger. Il était «gentil». Elle avait 20 ans, lui 32.

Les fiançailles ont duré un an, le mariage, cinq. Cinq ans d'humiliation, d'isolement et de peur. Il la boudait. Il pouvait l'ignorer pendant des jours, voire des semaines. Il criait, puis il l'ignorait. Elle restait seule à la maison avec son fils. Elle ne parlait pas français et ne connaissait pas la ville.

Il était jaloux. S'il invitait des amis à la maison et qu'elle leur souriait, il l'accusait de le tromper. «J'étais sa servante, j'étouffais, je pleurais tout le temps. J'avais l'impression de vivre en prison. Je me disais que ça s'arrangerait avec le temps.»

Mais la relation s'est détériorée. Il s'est mis à la frapper. Il criait, la giflait. Amir hurlait, terrorisé.

Le 5 février 2009, il est arrivé avec des billets d'avion pour Amir et elle. «Demain, tu retournes en Algérie vivre chez mes parents», lui a-t-il dit. Il ne lui a laissé que son passeport algérien, il a confisqué tous ses autres papiers d'identité.

En Algérie, elle est partie vivre dans sa famille. Elle a demandé le divorce un an plus tard. Mais il n'y avait pas d'avenir pour elle dans son pays, où les femmes divorcées ne sont pas acceptées. Elle a décidé de revenir au Canada. Elle a atterri à Montréal la semaine dernière, effrayée et seule avec Amir qui, lui non plus, ne parle pas un mot de français.

Son ex-mari ignore qu'elle est revenue. Elle vit dans la hantise de le croiser au détour d'une rue. Dans le jugement de divorce, le père a des droits de visite.

Elle veut suivre des cours de français, mais elle a besoin de son numéro d'assurance sociale. Pour obtenir ce numéro, elle doit avoir sa carte de résidence permanente, que son mari lui a prise. Délai pour obtenir une nouvelle carte: de deux à six mois. Une éternité.

En attendant, elle ne peut pas recevoir d'aide sociale ni d'allocations familiales. Et elle n'a pas de carte d'assurance maladie. Elle doit tout reprendre à zéro, non seulement les démarches, mais aussi sa vie.

VENDREDI, 8H: RESTER OU RETOURNER

Mary a sa tête des mauvais jours. Elle a mal dormi. Devant elle, une tasse d'eau chaude. Elle jeûne.

Elle déteste vivre à La Dauphinelle, elle étouffe: les règlements, les repas à heures fixes, la surveillance, sa fille qui rue dans les brancards. «On nous traite comme des enfants!»

Elle va peut-être retourner vivre avec son conjoint, mais elle hésite. «My family will say, «Are you crazy?» God will help me.»

Isabelle part en coup de vent, Sophie sur ses talons. Elle déjeune avec sa mère au restaurant: «Ma mère fuckée.»

9h. La même routine reprend: le lave-vaisselle qui fait un bruit infernal, les enfants qui se chamaillent, les femmes qui s'ennuient, le temps qui s'étire.

10h30. Nicole vient de se lever. Félix va encore être en retard à l'école. Elle a le visage chiffonné, le pas traînant. «Bon, je vais prendre mes maudits médicaments.»

Isabelle revient, le sourire aux lèvres. Le déjeuner avec sa mère s'est bien passé. «Un vrai déjeuner, avec des oeufs et du bacon!»

Il fait beau, le soleil est revenu. Sur le chemin du retour, elle a vu trois affiches de logements à louer. Des trois-pièces. Elle se met à rêver et renonce à l'idée de retourner vivre avec son bel Italien.

Elle va mieux. Pour l'instant.

* Tous les noms sont fictifs.

***

Les pensionnaires de la Dauphinelle

Mary et sa fille de 8 ans, Elizabeth. Mary ne parle qu'anglais. Elle vivait avec un musicien. Elle l'a quitté parce qu'il la battait. Elle est arrivée à La Dauphinelle la semaine dernière.

Isabelle et sa fille, Sophie, 3 ans. Elle est tombée amoureuse d'un bel Italien. Le rêve a vite tourné au cauchemar. C'est son deuxième séjour à La Dauphinelle.

Afifa et son fils, Amir, 3 ans. Algérienne d'origine, elle ne parle qu'arabe. Elle s'est mariée en Algérie, un mariage arrangé. Elle avait 20 ans, lui 32. Le mariage a duré cinq ans. Cinq ans d'humiliation, d'isolement et de peur.

Nicole, la quarantaine, et son fils de 6 ans, Félix. Fragile, nerveuse. Elle a deux autres enfants de 20 et 23 ans. Elle vient de quitter le père de Félix, un homme violent. Une violence psychologique.

Serena, 21 ans, et sa fille de 2 ans. Serena vient du Sénégal. Elle est enceinte. Elle a fui le père de sa fille, un homme au caractère explosif. Elle vit à La Dauphinelle depuis trois semaines.

La Dauphinelle en 2010

Taux d'occupation: 102%. Le taux d'hébergement pour violence conjugale a plus que doublé comparativement à l'année précédente.

Total de femmes hébergées : 107, la plupart accompagnées d'enfants.

30 avaient leur cours primaire, 18 leur et 14 avaient un diplôme d'études professionnelles.

48 avaient un problème de santé mentale suicidaires, dépression, troubles anxieux).

11 étaient enceintes.

22 venaient d'Afrique, 54 d'Amérique des Antilles.

8 sont retournées vivre avec leur conjoint, des amis ou des parents, 18 dans une autre d'hébergement, 25 en appartement.

Source: La Dauphinelle, rapport annuel 2009-2010.