L'affaire DSK a attiré l'attention sur un métier à la fois connu, et méconnu: femme de chambre. La Presse s'est intéressée à ces femmes de l'ombre, petites mains des hôtels, souvent immigrées. Qu'est-ce qu'être une femme de chambre dans un hôtel? Notre journaliste a passé huit jours à astiquer les salles de bains d'un hôtel du Vieux-Montréal à leurs côtés. Récit.

«Ton superviseur te dit qu'un client a trouvé un de tes cheveux dans son bain. Que fais-tu?»

- Je présente mes excuses et propose de réparer mon erreur sur-le-champ.»

Un sourire illumine le visage de notre interlocutrice. De toute évidence, elle n'attendait rien de moins d'une future femme de chambre.

«Félicitations, vous êtes embauchée. Vous commencez demain».

En fait, il a fallu une bonne semaine passée à guetter les moindres vibrations du téléphone avant que n'arrive l'appel tant attendu d'un hôtel du Vieux-Montréal.

Tout en vitres, l'hôtel, ouvert depuis quelques années seulement, a plusieurs atouts côté nettoyage. Ainsi, ses moquettes sont trop récentes pour avoir été tâchées par des années d'allées et venues de voyageurs, vante la chargée de recrutement de l'agence de placement qui fournit sa main-d'oeuvre à l'hôtel. Et ses larges fenêtres ne manqueront pas d'égayer le quotidien qui s'offre à nous. Du moins, c'est ce que l'on croit.

Peine perdue: les employés sont priés de s'engouffrer dans le sous-sol par une entrée de service, donnant sur une ruelle. Le rythme de travail ne laisse guère le temps de voir le soleil ou la lumière du jour. Quant aux rares pauses, trop courtes pour sortir, elles se prennent au sous-sol, dans un local austère, ironiquement baptisé «club des ambassadeurs».

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Premier jour au premier sous-sol. La musique cubaine emplit les couloirs éclairés au néon: parmi les équipiers, les hispanophones dominent, et manifestement, leurs goûts musicaux aussi. Quelques minutes avant 8h, un brouhaha joyeux annonce l'arrivée des femmes de chambre dans le bureau de la gouvernante, Laura. Toutes jouent des coudes autour d'elle. Laura a du pouvoir: c'est elle qui attribue aux «préposées à l'entretien» la liste des chambres de la journée. Les femmes n'hésitent pas à la rappeler à l'ordre si la hiérarchie n'est pas respectée. Avoir «son» étage est un privilège qui se gagne à l'ancienneté, tout comme celui d'avoir «son» chariot.

Savons, petites bouteilles de shampooing, verres, sachets de thé ou de café. Anna veille méticuleusement au bon ordre de son chariot. Chaque matin, elle empile avec soin débarbouillettes, draps et tapis de bain sur son compagnon et assistant de la journée. Un rituel bien rodé qui a son importance. Une fois les chambres commencées, c'est la course. Pendant la fin de semaine, il n'est pas rare d'avoir une liste de 13 chambres à faire. Le maximum est normalement fixé à 11, mais, moyennant un supplément de quelques dollars sur leur fiche de paie, les filles n'hésitent pas à prendre des chambres en plus. Une succession presque sans fin de lits à changer, poubelles à vider. Au pas de course. Pas le temps de se promener dans les étages à la recherche d'une taie d'oreiller ou d'un verre propre.

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Au fil de couloirs sans fenêtre, les chambres se suivent et se ressemblent, tout comme le rituel qui s'impose dans chacune d'entre elles. D'abord, vider les poubelles. Ensuite, jeter un oeil sous les canapés à la recherche d'un préservatif usagé. S'attaquer ensuite au lit: ôter tous les draps, en mettre de nouveaux. Nettoyer, frotter, astiquer la salle de bains dans ses moindres recoins, ainsi que la cuisinette: tout doit briller comme au premier jour. Passer l'aspirateur, la vadrouille. Souffler, et recommencer à côté.

«Tant que tu n'oublies pas les poubelles et que tu ne laisses pas de poils, ça va», assure Anna. Ses trois années d'expérience à l'hôtel lui ont appris à dénicher les tâches les plus traîtres, comme celles du rouge à lèvres sur les téléphones de la salle de bains, qui peuvent valoir des réprimandes. «Surtout avec les femmes, il faut se méfier. Elles touchent à tout, et ce sont les premières à se plaindre», affirme-t-elle.

Chaque porte s'ouvre toutefois sur un univers et une tâche à part. La semaine, des hommes d'affaires. Le week-end, des couples, des familles, ou pire encore: des groupes de jeunes. F1, 24 juin ou 1er juillet sont des événements plutôt cruels pour les femmes de chambre. Jacuzzis encrassés, meubles déplacés, nourriture abandonnée: certains clients oublient le savoir-vivre minimal. Les bonnes surprises -un lit pas utilisé- et les mauvaises surprises -une chambre retournée- sont fréquentes. Beaucoup plus que les pourboires, peu prisés par la clientèle de cet hôtel. Le service des femmes de chambre a plus de chance d'être gratifié par une offrande alimentaire que par un billet.

«Et encore! Certains ne laissent que des sous noirs», s'esclaffe Alexandra, une jeune femme originaire d'Haïti. Au cours de ma première journée à l'hôtel, un billet vert de 1$ attendait, bien en vue, sur un comptoir. Pour Anna, qui assurait ma formation, c'est un signe de chance. «Garde-le, c'est beaucoup de chance pour toi!», trépigne-t-elle. Je la convaincs de le garder: même un billet de 1$ a son importance. Au fil des jours, on a pu ainsi trouver 25 cents, ou encore une pile de sous noirs.

Une fois seulement, 9$ nous attendaient. Incrédules, on a hésité à les prendre. Le jour suivant, le couple qui occupait la chambre a laissé une note avec les pièces, rédigée en anglais.

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Jeudi, deux fois par mois, l'effervescence envahit les vestiaires des préposées à l'entretien: c'est le jour de paie. En ce début d'été, les filles ont été augmentées. «Quoi? C'est tout?». Chantal, une Haïtienne tout en rondeur, est prise de fou rire. «Mais je pensais avoir au moins 1000$!», dit-elle, suscitant l'hilarité générale. L'augmentation n'est en fait que de quelques cents, pour un taux horaire qui se situe autour de 12$. La paie bimensuelle reste en deçà de 1000$, pour 40 heures de travail hebdomadaire accomplies à la minute près, nous explique-t-on.

«En plus, on paie pour le syndicat et pour l'agence [de placement].» Yeux de biche, cheveux coiffés en choucroute, Alexandra, 24 ans, trouve sa paie plutôt légère. «Surtout que le syndicat, il n'est jamais là quand on en a besoin». La jeune femme revient à peine d'un «congé CSST» de six mois: un mouvement répétitif lui a coincé un nerf. Elle croit que son nom a dégringolé dans la liste d'ancienneté depuis son retour. Elle a perdu son étage, son chariot, et plus inquiétant encore, son horaire de travail. En ce début de période estivale, son représentant syndical est en vacances. En attendant son retour, la jeune femme ronge son frein.

Daniella, 28 ans, est en rogne elle aussi. Elle vient de passer neuf mois en congé de maternité. À son retour, elle estime elle aussi s'être retrouvée «en bas de la liste». «Ils me disent que c'est normal, parce que je n'ai pas travaillé. Mais maintenant, toutes les nouvelles me sont passées devant et je n'ai même plus d'étage», déplore-t-elle. Être appelée à la dernière minute pour travailler, c'est pas facile, souffle-t-elle.

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Les cheveux roux d'Ivana encadrent son visage fin. Elle a 55 ans et vient d'Ukraine. Elle ne comprend pas ce qu'une Française fait là. «Pourquoi? Tu es jeune, tu parles français, ne reste pas là!», dit-elle, dans un français courant, mais teinté de sonorités russes. L'accent français ouvre des portes, selon elle. Au moins celle des grands magasins de la rue Sainte-Catherine. Tout plutôt que ce travail. «C'est de la merde.»

En pliant des piles de linge, elle soupire. «J'ai quitté Kiev parce que tu ne gagnes rien là-bas! Mais ici, c'est pas facile non plus.» Son expatriation n'a toutefois pas été vaine. Sa fille de 27 ans, arrivée au Québec à l'adolescence, s'est parfaitement intégrée à sa société d'accueil. Sa maîtrise à peine bouclée, elle a décroché un poste dans une banque. «Tu vois. Toi aussi, tu devrais faire des études. Ici, c'est pas comme en Europe, les études, ça sert.»

Anna, elle, parle français et anglais, avec un accent hispanique. Colombienne, elle est arrivée au Québec il y a moins de 10 ans avec son mari et ses jeunes enfants. Préposé à l'entretien est le seul emploi qu'elle a trouvé: elle était psychologue pour enfants dans la fonction publique à Bogota. «J'aurais pu recommencer mes études, mais de toute façon, mon anglais et mon français ne sont pas assez bons. Alors tant pis!»

Anna a connu l'aisance de la classe moyenne supérieure dans son pays. «J'avais même une femme

de ménage», note-t-elle, sans ironie. Mais elle accepte son déclassement social. Pour ses enfants, qui parlent déjà espagnol, français... et anglais. C'est sa fierté. «Je leur paie des cours privés d'anglais. Comme ça, ils pourront vraiment avoir le choix, plus tard.

NOTE SUR LE REPORTAGE

Notre journaliste a été embauchée au courant du mois de juin par une société de placement de personnel qui fournit des services de nettoyage notamment dans les hôtels de Montréal. L'hôtel l'a contactée quelques jours plus tard et elle est entrée sur la liste comme préposée à l'entretien. Elle a répondu aux appels pendant deux semaines et a travaillé durant huit jours. Les noms des femmes de chambre ont été changés.