La campagne électorale qui s'achève à Montréal a beaucoup porté sur la collusion et le système des appels d'offres qui serait truqué. Même la directrice générale par intérim de la Ville, Rachel Laperrière, y fait allusion dans un rapport rendu public par La Presse, hier. Voici le témoignage troublant d'un entrepreneur qui souhaite voir ce système s'effondrer.

Depuis trois ans, Roger a reçu une cinquantaine d'appels téléphoniques désagréables. Chaque fois, c'est le même refrain: «Laisse tomber le prochain appel d'offres, c'est pas pour toi.»

Les appels surviennent généralement trois ou quatre jours avant le dépôt des soumissions. Habituellement, c'est le concurrent qui a été choisi par le «chef d'orchestre» pour le contrat qui l'appelle. La conversation est brève: pas question pour Roger de soumissionner plus bas, puisque c'est son interlocuteur qui doit gagner l'appel d'offres.

Par ce système de communication bien huilé, les prix offerts à la Ville de Montréal pour les gros contrats sont déterminés d'avance, dit cet entrepreneur. La Ville paierait environ 20% de plus qu'elle ne le devrait.

Roger (nom fictif) a demandé à La Presse de conserver l'anonymat, craignant pour sa sécurité. Ses propos rejoignent ceux de François Beaudry, ex-fonctionnaire du ministère des Transports, selon qui la mafia montréalaise contrôle les appels d'offres et fait gonfler les prix à Montréal et à Laval.

Pour acheter le silence, le gagnant qui a été désigné par le «chef d'orchestre» offre parfois des contrats en sous-traitance aux perdants ou carrément de l'argent, par exemple un chèque de 15 000$ pour des services soi-disant rendus. Certains acceptent de jouer le jeu, par dépit, et de prendre les sous-contrats ou l'argent.

Rencontre avec le «chef d'orchestre»

Il y a environ trois ans, Roger a voulu devenir plus actif et obtenir sa part des gros contrats de la Ville. Il a donc décidé de soumissionner librement à un appel d'offres de plusieurs millions de dollars. «J'étais pas encore certain du danger. Je me disais: j'ai bien le droit de travailler à Montréal. J'étais un peu naïf», dit-il.

Quand un entrepreneur l'a appelé pour lui demander de céder, Roger a résisté. On l'a donc invité à une rencontre dans un restaurant de Montréal. Six ou sept concurrents étaient présents à la réunion.

Roger y tenait mordicus: il voulait soumissionner librement, comme un des autres entrepreneurs à table, d'ailleurs. Au bout d'un certain temps, comme la mésentente persistait, un des entrepreneurs a appelé le «chef d'orchestre» de l'industrie, un entrepreneur d'origine italienne.

Selon Roger, le «chef d'orchestre» fait partie de la quinzaine d'entrepreneurs qui ont obtenu la plupart des contrats de la Ville depuis 2005. Quatre autres sources de La Presse ont désigné la même personne.

«Ça n'a pas été long. Il a été présent un bref instant à la réunion et j'ai compris que c'était fini. À la fin, certains ont pris de l'argent, d'autres, autre chose», raconte Roger.

L'entrepreneur dit connaître des gens qui ont été intimidés pour avoir voulu résister au système. «Ils ont eu des téléphones, de la visite chez eux. Leur femme et leurs enfants partaient pour la fin de semaine, oui, oui, oui... Les gars (du chef d'orchestre) ne lâchent pas le morceau. Ils vont être fins avec toi jusqu'à tant que ce soit à la limite, mais après, ils vont commencer à être moins fins», raconte-t-il.

La peur semble donc être un élément central du système d'appels d'offres de la Ville de Montréal. Ce genre de pression existerait également à Laval, mais de façon moins marquée, dit-il.

Il y a deux semaines, une enquête de Radio-Canada a fait également état de l'agression subie par un proche d'un entrepreneur en construction de Blainville. Il était également question d'une somme offerte à un entrepreneur de Boisbriand pour ne pas qu'il soumissionne à un appel d'offres.

À la Ville de Montréal, le processus de soumissions est public. Pour obtenir les documents, les entrepreneurs paient 100$ et laissent leur carte professionnelle. C'est ainsi que leur identité est connue. «Si c'était vraiment confidentiel, ça aiderait pas mal. Ils auraient plus de difficulté à organiser le marché», dit-il.

La suggestion de Roger rejoint celle faite dans un tout récent rapport de Rachel Laperrière, directrice générale par intérim de la Ville. «Les représentants de la Ville ou ses mandataires ne devraient en aucun temps divulguer les noms des preneurs de cahiers de charges», écrit-elle dans son rapport.

Depuis le printemps, Roger soutient que la pression a beaucoup diminué à Montréal avec les reportages dans les médias. Les prix auraient même reculé, croit-il. «Aujourd'hui, ceux qui ne sont pas parmi les 14 principaux entrepreneurs sont tous contents. On va enfin pouvoir travailler sans avoir peur», dit-il.