Des contrats de voirie totalisant plus de 5 millions de dollars ont été attribués par la Ville de Laval, en 2003, au terme d'appels d'offres dont les résultats étaient connus d'avance, d'après un ingénieur à la retraite du ministère des Transports du Québec (MTQ).

Selon l'ingénieur François Beaudry, qui travaillait à cette époque au MTQ, les noms des entreprises qui devaient présenter la soumission la plus basse, lors de ces appels d'offres, lui ont été communiqués par une source du «milieu» qui cherchait à démontrer que les dés étaient pipés dans l'attribution de certains des contrats.

M. Beaudry a témoigné de ces faits, il y a deux semaines, dans un reportage de l'émission Enquête de Radio-Canada qui portait sur les pratiques douteuses de certaines entreprises de construction de la région métropolitaine pour l'obtention de contrats de travaux publics.

En entrevue à La Presse, la semaine dernière, M. Beaudry a admis qu'il ressentait, depuis, une certaine nervosité face aux hésitations du gouvernement Charest à déclencher une enquête publique sur les relations entre l'industrie de la construction et les élus municipaux.

L'histoire remonte à 2003. À cette époque, M. Beaudry reçoit souvent des informations confidentielles relatives à des coûts gonflés, appels d'offres truqués et autres pratiques douteuses dans l'attribution de contrats gouvernementaux ou municipaux. Mais ces informations sont impossibles à documenter et trop imprécises pour justifier une enquête ou des vérifications approfondies.

L'ingénieur reçoit alors des renseignements d'une très grande précision, à la veille de l'ouverture des soumissions pour une douzaine de contrats de travaux publics prévus par la Ville de Laval.

Il obtient d'avance les noms de 10 entreprises qui devraient présenter les soumissions les plus basses dans 10 appels d'offres publics, qui se terminent le 18 février 2003.

Le jeu de la concurrence

Or, il est techniquement impossible de prévoir le nom d'une entreprise qui va présenter la soumission la moins chère, à l'occasion d'un appel d'offres public. Tout le système d'appels d'offres repose sur la nécessité de faire jouer les mécanismes de la concurrence, entre les entrepreneurs, afin d'obtenir le plus bas prix possible, au bénéfice du donneur d'ouvrage (et de ses contribuables).

Ainsi, tous les soumissionnaires ont accès aux mêmes informations quant à l'ampleur, à la durée ou à la nature des travaux à réaliser, et bénéficient des mêmes délais pour présenter une offre détaillée, dans une enveloppe scellée, avant une date et une heure très précises auxquelles toutes les enveloppes sont ouvertes en même temps.

Généralement, l'entreprise qui soumet la soumission la plus basse se voit attribuer le contrat.

L'ingénieur du MTQ, qui connaît bien ces processus, comprend immédiatement que si le nom des plus bas soumissionnaires est prévu d'avance, c'est que le jeu de la concurrence n'a pas fonctionné, et que des ententes ont été prises pour un partage de ces contrats.

En entrevue, M. Beaudry a expliqué qu'il a alors communiqué avec le directeur de l'ingénierie au bureau du sous-ministre, M. Gilles Roussy, afin de partager cette information.

Après avoir signé et daté les notes de l'ingénieur, M. Roussy a transmis celles-ci au service juridique du Ministère, de manière à prouver, si besoin est, que ces renseignements avaient bel et bien été obtenus avant l'ouverture des soumissions en jeu.

Huit sur dix

Le 18 février 2003, les soumissions reçues pour les contrats attribués par la Ville de Laval ont été ouvertes à 11h. En après-midi, M. Beaudry a demandé à la municipalité de lui faire parvenir les résultats.

Les résultats étaient conformes aux prévisions dans huit cas sur dix (voir le tableau), une proportion presque trop élevée pour relever du hasard. Le total des huit contrats attribués conformément aux prévisions s'élevait à 4,5 millions de dollars, soit 84% du total des 10 contrats (5,3 millions).

Plus tard, M. Beaudry a été informé que dans les deux cas où le résultat différait des prévisions, «les entrepreneurs s'étaient échangé des contrats».

Selon les résultats des soumissions publiés dans Constructo, Salvex et Poly Excavation, qui devaient présenter les soumissions les plus basses selon les informations obtenues, sont arrivées deuxièmes après les soumissionnaires retenus, G. Giuliani et Construction Mergad.

La majorité des entreprises qui ont remporté ces appels d'offres du 18 février 2003 font de bonnes affaires depuis longtemps à Laval.

La semaine dernière, La Presse a rapporté que sur une période de huit ans, un petit groupe de huit entrepreneurs s'est partagé près de 75% des sommes investies par la Ville de Laval dans ses travaux de voirie et d'infrastructures, de 2001 à 2008.

Sur des sommes de 388 millions investies par Laval, durant cette période, ces entrepreneurs en construction ont obtenu des contrats totalisant 288 millions, lors d'appels d'offres publics pour lesquels ils ont présenté la soumission la plus basse.

La SQ informée

Le 18 février 2003, des entrepreneurs de ce petit groupe ont soumis les offres les moins chères pour cinq des dix contrats attribués, ce jour-là, par la Ville de Laval: Louisbourg Construction, Simard-Beaudry, Nepcon, Poly Excavation et Jocelyn Dufresne. La valeur de leurs contrats (3,35 millions) représentait 63% de la somme totale des 10 contrats en jeu.

Après que M. Beaudry eut vérifié les résultats des appels d'offres avec les prédictions qui lui avaient été soumises, un rapport a été préparé à l'intention de la Sûreté du Québec, qui détient donc ces informations depuis plus de six ans et demi.

En entrevue, M. Beaudry a défendu le travail des enquêteurs, avec qui il a eu à travailler à quelques reprises, depuis le début de cette enquête.

«Ce sont des gens dédiés à leur travail, qui veulent vraiment faire avancer le dossier, mais qui n'ont pas de ressources», a affirmé l'ingénieur à La Presse.

Après les révélations des derniers jours, et l'annonce par le gouvernement du Québec de la création d'une escouade policière de type «Carcajou» municipal, la semaine dernière, cela pourrait peut-être changer dans les prochains mois.