Pendant cinq ans, les enquêteurs du projet Colisée ont suivi, filmé et écouté les principaux membres de la mafia montréalaise. Les comptes rendus de l'écoute électronique, déposés au tribunal, montrent que la pieuvre ne se contente pas de pratiquer des activités illégales. En écoutant les caïds comme Francesco del Balso, les agents de la GRC ont surpris des conversations avec des entrepreneurs et des commerçants. Ces derniers ne sont soupçonnés d'aucun crime. Ils sont parfois victimes de tentatives d'intimidation et d'extorsion. Une chose est claire: la mafia essaie d'élargir son influence dans le monde des affaires.

Un cadeau pour le promoteur immobilier

En novembre 2005, les principaux dirigeants de la mafia montréalaise, se sont cotisés pour offrir un cadeau de retraite au promoteur immobilier Frank Catania, indique le document de la GRC déposé à l'enquête sur cautionnement de deux des accusés qui ont plaidé coupable, hier. Le groupe Frank Catania est bien connu: cette année, la Ville de Montréal, par l'entremise de la SHDM, lui a confié la plupart des travaux de construction de l'immense projet Faubourg Contrecoeur, dans l'est de la ville.

 

«Le 24 novembre 2005 vers 11h12, Paolo Renda (dont le téléphone était placé sur écoute) communique avec Pasquale Sciascia (un homme d'affaires), indique le document de la police. Il est d'abord question d'un cadeau pour Frank Catania. Sciascia demande à Renda s'il veut participer au cadeau. Renda dit oui et ajoute que les participants seront: Paolo Renda, Nicolo Rizzuto, Rocco Sollecito, Franco Arcadi et Vito Rizzuto.»

Joint par La Presse, Paolo Catania, qui a pris la relève à la tête du groupe Catania, a dit que la fête organisée pour souligner la retraite de son père a eu lieu à l'hôtel Omni, dans le centre-ville de Montréal. Pas moins de 250 personnes y ont assisté, dont «un grand nombre d'amis paysanni du même village de Cattolica Eraclea que mon père», a-t-il dit. Aucun des cinq chefs mafieux n'était toutefois parmi les convives, a-t-il assuré.

Dans un autre document déposé devant le tribunal hier, la GRC révèle que le chef mafieux Nicolo Rizzuto a été vu au café Consenza, le quartier général de la mafia dans le quartier de Saint-Léonard, en présence de Frank Catania. «Le 15 juin 2004, vers 14h02, Nicolo Rizzuto est observé entrer dans la pièce du milieu du Consenza, indique le document. Il compte une liasse d'argent, lève la jambe de son pantalon et met la liasse dans une de ses chaussettes. Rizzuto fait ceci en présence de Francesco Catania, assis à la table en conversation téléphonique sur son cellulaire. Quelques minutes plus tard, Catania et Rizzuto quittent.»

À la rescousse d'un pépiniériste

Selon le compte rendu de l'écoute électronique, Joe Sciascia, propriétaire du Centre de jardin Brossard, a reçu l'aide de Paolo Renda, consigliere du clan Rizzuto, pour régler un différend commercial avec la famille Piazza, de New York. Joe Sciascia voulait acheter des cèdres et d'autres conifères aux Piazza, mais ils ne s'entendaient pas sur le prix.

Joe Sciascia a demandé à Paolo Renda que Nick Rizzuto intervienne dans le litige. L'affaire s'est réglée au bout de trois mois, en décembre 2005. Deux jours avant Noël, Joe Sciascia a informé Renda «qu'il va laisser quelque chose à sa résidence (de la rue Antoine-Berthelet) en guise de remerciement pour tout ce qu'il a fait», mentionne le compte rendu de la GRC.

Un curieux coup de téléphone

Terry Pomerantz, président et chef de la direction de Gestion immobilière Trams, a fait parler de lui dans les journaux au cours des dernières années. Il s'agit d'un promoteur important dans la métropole. Il a participé à la construction du complexe Tropique Nord, voisin d'Habitat 67, à la Cité du Havre. Il a construit un immeuble de 12 étages près de l'Hippodrome. Il s'est associé à Antonio Magi, un autre homme d'affaires, pour compléter un vaste complexe de condominiums au 1, avenue du Port, dans le Vieux-Montréal.

Le 28 mai 2003, M. Pomerantz se fait voler un véhicule utilitaire sport de marque Cadillac Escalade, alors qu'il se trouve au restaurant Il Grappa, à Dorval, relate le compte rendu d'écoute électronique déposé hier. Il vient tout juste d'acheter le VUS chez le concessionnaire John Scotti. Il appelle la police. Démarche normale. Ce qui l'est moins, c'est le coup de téléphone qu'il aurait fait deux heures plus tard, à minuit et demi, à Vito Rizzuto, le chef de la mafia.

Il indique à Rizzuto qu'il avait une mallette «d'une grande valeur» dans la Cadillac. Rizzuto promet de l'aider: à 1h du matin, il demande à son bras droit, Francesco Arcadi, «d'essayer de faire quelque chose pour son ami juif». La chaîne de commandement se met en marche. Antonio Magi insiste à son tour auprès de Rizzuto pour récupérer la mallette.

Quelques heures plus tard, le VUS est retrouvé, mais il manque la mallette. Nouveau branle-bas dans le clan Rizzuto. Trois jours plus tard, la fameuse valise est remise à M. Pomerantz. L'homme d'affaires est allé la récupérer au restaurant Il Grappa, où elle a été déposée par le chef mafieux lui-même, toujours selon le document de la GRC. Pourquoi un homme d'affaires appelle-t-il le chef de la mafia pour récupérer une voiture volée? lui a demandé La Presse. «Je ne ferai aucun commentaire», a dit M. Pomerantz.

Un mystérieux kidnapping

Antonio Magi est un autre important promoteur. En 2002, avec son partenaire David Owen, il achetait 14 duplex à la Société immobilière du Canada, le bras immobilier du gouvernement fédéral, dans le quartier Notre-Dame-de-Grâce. En avril 2005, il se fait enlever par deux inconnus rue Saint-Jacques, à LaSalle, relate le document de la GRC.

Amené en voiture à Laval, M. Magi réussit à s'enfuir, mais il ne porte pas plainte à la police. Il téléphone plutôt à Nicolo Rizzuto, le fils du parrain Vito Rizzuto. Il va ensuite le voir au Bar Laennec, à Laval, où se trouvent aussi deux membres influents de la mafia.

Cet enlèvement intrigue les membres du clan Rizzuto. Ils en reparlent le lendemain, cherchant à savoir qui a fait le coup. Francesco Arcadi, un des leaders du clan Rizzuto, laisse tomber: «Tony Magi, ils l'ont kidnappé. Ce ne sont pas nos jeunes (qui l'ont enlevé). D'autres gens.»

Joint par La Presse, M. Magi a dit qu'il s'était bel et bien rendu au Bar Laennec, mais il a dit qu'il n'avait eu aucun contact avec les hommes du clan Rizzuto. Cet été, l'homme d'affaires a été victime d'une tentative de meurtre en pleine rue, dans le quartier de Notre-Dame-de-Grâce, mais on en ignore le mobile.

Un café pas très équitable

Moka d'Oro s'annonce comme «un leader dans l'industrie du café depuis plus de 40 ans». «Il Caffe dell'Amore», fait valoir sa publicité. Mais les tactiques de vente de son distributeur, à Montréal, n'ont pas grand-chose à voir avec l'amour. Le 23 mai 2005, vers 17h15, trois hommes entrent dans le restaurant Novello, à Boucherville. Ils commandent du café, le goûtent et disent qu'il est dégueulasse.

Ils insistent auprès du gérant pour rencontrer le propriétaire, parce que, disent-ils, ils ont du bon café à lui vendre, et «qu'il n'a pas le choix», indique le document. Le propriétaire n'est pas là; joint au téléphone, il refuse de venir les voir. Les trois hommes saccagent alors le restaurant et malmènent le gérant. Ils ont laissé sur place les tasses de café et des mégots, imbibés de leur salive. La police analyse l'ADN et trouve qu'un des profils génétiques est celui de Leonardo Vanelli, fils d'Antonio Vanelli, membre influent du clan calabrais.

Le soir même, la police intercepte une conversation entre Giuseppe et Francesco Arcadi. Giuseppe Arcadi demande à Francesco s'il connaît le café Moka d'Oro. Francesco dit oui et ajoute que les propriétaires sont «friends of ours», expression usuelle au sein de la Cosa Nostra. Les deux hommes parlent alors d'un établissement qui a été saccagé parce qu'il ne vendait pas le café de Vanelli. «La compagnie Moka d'Oro, écrit la GRC, est liée à Antonio Vanelli et Nicodermo Cotroni, fils de Frank Cotroni Sr.»

Un fâcheux accident de voiture

Le 24 septembre 2003, Lorenzo Giordano, un lieutenant du clan Rizzuto, conduit sa nouvelle Ferrari en état d'ébriété. Pas de chance: il entre en collision avec une autre voiture, à Laval. Il s'enfuit. Alertée, une policière de la Sûreté du Québec ramasse un bout de pare-chocs dans la rue. Menant rondement son enquête, elle établit qu'il s'agit du pare-chocs d'une Ferrari Maranello bleu gris appartenant à une société à numéros.

En arrivant chez lui, Lorenzo Giordano cache l'auto dans son garage. Énervé, il téléphone à son comparse Francesco Del Balso. Ce dernier lui conseille de conduire la voiture chez John Scotti, car, dit-il, cet important concessionnaire de voitures de luxe de Montréal, par ailleurs propriétaire d'un atelier de carrosserie, «est un maître dans le camouflage de voitures», indique le document déposé à la cour.

«Vers 9h08 (le 25 septembre), Francesco Del Balso (qui est placé sur écoute) parle à John Scotti, poursuit le compte rendu fait par la GRC. Il est question de son ami Lorenzo qui a eu un accident avec une voiture de marque Ferrari. Puis, Scotti suggère que personne ne sache à propos de la réparation de la voiture. Del Balso dit qu'en plus, son ami a commis un délit de fuite. Scotti dit alors que la meilleure chose est d'aller chercher la voiture le soir.»

Une semaine plus tard, un homme de main de Giordano, Mike Lapolla, se rend à la police en affirmant être l'auteur du délit de fuite. Il s'en tire avec une amende et 9 points d'inaptitude (depuis, il a été assassiné au bar Le Moomba, à Laval). Joint à son bureau, John Scotti a nié catégoriquement avoir jamais parlé à Francesco Del Balso ou ses amis. «Je ne connais pas ces gens-là, a-t-il dit à La Presse. Je ne leur ai jamais parlé. J'ignore si un employé de la carrosserie leur a parlé.»

 

MISE EN GARDE

La Presse publie aujourd'hui des extraits du résumé de la preuve de 400 pages déposé au dossier de la cour relativement à l'opération Colisée, lequel a conduit hier au plaidoyer de culpabilité de six accusés. Ces extraits relatent sous forme de compte rendu la surveillance des policiers affectés à cette opération. Nos journalistes les ont consultés pour en tirer ce qui suit. Il est important de noter que ces extraits n'ont pas fait, vu les circonstances, l'objet d'un processus judiciaire complet où toutes les parties concernées peuvent être appelées à témoigner et à donner leur version des faits.