Lorsque j'ai appelé un de mes amis journalistes à Toronto, pensant venir y faire un petit détour électoral, il m'a pratiquement dit de rester chez nous ou d'aller chercher les circonscriptions chaudes ailleurs.

«Au sud de la 401, m'a-t-il résumé, c'est pas mal tout libéral.»

Pas mal tout libéral et un peu NPD, mais surtout pas conservateur. Les circonscriptions de la ville de Toronto n'ont pas voté pour le parti de Harper depuis 15 ans et ils n'ont apparemment pas l'intention de le faire cette fois non plus.

Selon un sondage Ekos fait il y a 10 jours et cité dans le Toronto Star, même si les libéraux sont solidement derrière les conservateurs à l'échelle nationale, dans la région torontoise, ils les devancent par 14 points.

Une des circonscriptions les plus libérales parmi les libérales est celle de Davenport, au centre de la ville, qui vote rouge depuis 1958!

Petite en superficie, Davenport est typiquement torontoise avec son mélange d'artistes, de professionnels et de familles issues de diverses communautés culturelles. C'est autant la circonscription du branchissime hôtel Drake, de la Queen Street West d'Atom Egoyan et des galeries d'art que celle des quartiers traditionnels portugais et italien. D'ailleurs, elle est traversée au nord par la rue St. Clair, qui, dans ce secteur, est baptisée Corso Italia.

Ces deux aspects de la circonscription, sa diversité ethnique et son côté très urbain, très tolérant, pas du tout petite-famille-de-banlieue-traditionnelle, se retrouvent chez le candidat libéral qui cherche à être réélu, Mario Silva.

Silva est Portugais d'origine. Il a immigré au Canada à l'âge de 9 ans et peut causer en portugais avec les grands-mamans habillées en noir sur le parvis de l'église. Mais il est aussi gai et partage sa vie avec un Québécois depuis maintenant 15 ans.

C'est d'ailleurs Martin, le conjoint du candidat, que je croise le premier dans le bureau de campagne, rue Bloor, par un samedi matin parfaitement ensoleillé. Il a les mains pleines de brochures libérales à distribuer. «Je préfère ça au porte-à-porte. Moi, les gens qui me font des commentaires sur ma vie alors qu'on est ensemble depuis 15 ans, j'ai pas envie de ça. Distribuer des dépliants, c'est plus simple, et ça me fait marcher.»

Lorsque je demande à Mario Silva si ses électeurs lui tiennent effectivement rigueur du fait qu'il est gai - après tout, il fait campagne auprès de communautés majoritairement catholiques qui ont la réputation d'être souvent plus traditionalistes que les sociétés d'où elles sont originaires -, il me répond comme si c'était le cadet de ses soucis et que la discussion à ce sujet avait été épuisée depuis longtemps.

Apparemment, 20 ans après la fameuse sortie du placard du député néo-démocrate Svend Robinson, le premier député canadien à parler publiquement de son homosexualité, même les cols bleus italiens et portugais de Davenport sont rendus bien au-delà de ces considérations dans leurs réflexions politiques. Tant que le candidat est libéral.

D'ailleurs, même après son vote en faveur du mariage gai, la majorité de Mario Silva a augmenté en 2006 par rapport à 2004, une rareté. «C'est dépassé, dit-il, de croire que les catholiques sont très traditionalistes. Cette image n'est plus vraie.»

Dans les rues de Davenport, les citoyens que le candidat aborde ont d'ailleurs d'autres chats à fouetter. Une dame veut l'interdiction complète des armes de poing à Toronto, qui a un problème récurrent de violence avec armes à feu. Un monsieur a des difficultés avec son passeport quand il voyage parce qu'il a le même nom qu'un autre Canadien qui a des démêlés avec la police. On lui parle de développement durable, de l'obligation faite aux enseignants dans les écoles d'avoir une formation en réanimation. Les dossiers très concrets défilent, peu importe qu'ils soient ou non de compétence fédérale, comme si le candidat était une figure presque paternelle, qui peut tout régler.

Beaucoup de gens que Silva aborde avouent ne pas avoir le droit de vote, car ils n'ont jamais demandé la citoyenneté canadienne. «Beaucoup de Portugais sont venus au Canada avant que le Portugal soit une démocratie. Ils n'ont pas cette culture», explique-t-il.

En fait, bien plus que les conservateurs, c'est le peu de participation électorale que Silva craint pour le 14 octobre. «Bien des gens pensent que ce n'est même pas nécessaire d'aller voter parce que le résultat est assuré», dit-il.

Pendant que nous marchons, Silva passe du français à l'anglais au portugais et même à l'espagnol et à l'italien. «Parfois, je me trompe, je parle italien à des Grecs», dit-il en riant. Son aide, André, un autre qui partage sa vie avec un Québécois, parle lui aussi un français impeccable.

Pour Silva, être polyglotte fait tout simplement partie du rêve canadien et libéral que lui ont transmis ses parents quand ils sont arrivés des Açores dans les années 70. «Quand j'étais enfant, raconte-t-il, mon père m'a un jour montré la photo de Trudeau et m'a dit: «C'est grâce à cet homme-là que nous sommes ici.»»

Le même Trudeau qui a décriminalisé l'homosexualité, il y a 40 ans, alors qu'il était ministre de la Justice. En déclarant que l'État n'avait rien à faire dans les chambres à coucher de la nation, il a ouvert la porte à une nouvelle ère de tolérance et d'inclusion dans la société canadienne.

Peut-être est-ce un peu pour ça que les urbains de Toronto aiment tant les libéraux?