9h du matin au fast-food sur Ontario, à l'est de Fullum. C'est l'heure de pointe. Les clients défilent et les serveuses préparent les cafés à toute vitesse.

Derrière les portes battantes qui mènent à la cuisine, Louise lave le plancher à grands coups de moppe. Son rire clair résonne dans l'air chaud. Elle a deux enfants, 17 et 25 ans, et une immense fatigue à cause de sa tumeur au cou.

Cancer ?

«Non, répond-elle. Pas pour l'instant.»

Elle se fait opérer dans trois semaines. Elle attend depuis trois ans.

«J'ai tellement peur», confie-t-elle dans un souffle.

Elle donne un bon coup de vadrouille sur le plancher collant et retrouve son sourire. «Bah ! On verra bien. Mon gars ou ma fille va venir avec moi à l'hôpital.»

Le fast-food embauche surtout des femmes. Il y a peu hommes : Guillaume, le nouveau qui étudie encore au secondaire, et Benoit, le beau Benoit, jeune, sourire craquant, toujours de bonne humeur. Il fait le ménage. Il lave les murs, les machines à cappuccino, les fours, les toilettes, les plantes en plastique. Il part. C'est moi qui le remplace.

Je pensais être embauchée comme serveuse, on m'offre plutôt de faire du ménage deux jours par semaine. Huit heures de travail, 30 minutes de break. Salaire : 10$ de l'heure.

Demain, je commence à 7h30.

***

7h30. Dans le stationnement, des mouettes s'arrachent les déchets. Le temps est «doux, le soleil magnifique.

Je rentre. Les filles sont de bonne heure, la radio joue à tue-tête.

Louise est déjà là. Elle fait du mercredi au dimanche, de 7h30 à 15h30. Elle est de mauvaise humeur. «Ah, je suis tannée, ben tannée, les filles de nuit font pas attention. Le local des employés est tout le temps sale ! J'suis écoeurée !»

Elle est à fleur de peau. Elle trouve que les jeunes lèvent le nez sur les tâches ingrates.

«Ils savent pas comment travailler !» bougonne-t-elle en brassant les casseroles dans l'immense évier en stainless steal.

Louise travaille pour le fast-food depuis six ans. Elle a tout fait : la cuisine, le ménage, la caisse, les sandwichs, la décoration des beignes. Tout.

Elle me parle de nouveau de son opération. Elle écarte le col de sa chemise et me montre sa bosse dans le cou. Grosse, menaçante. Elle ne sait pas combien de temps va durer sa convalescence.

***

Le local des employés est un réduit à peine plus grand qu'un placard. Une table dans un coin, deux chaises, quelques cases. Collées au mur, des notes de la direction :

«Vous avez droit à un seul café aromatisé par quart de travail.» «Pour éviter le gaspillage, vous ne pouvez pas manger de bacon sauf s'il est dans un sandwich.» «Nous prenons un temps fou pour vous informer. Pourriez-vous SVP prendre au moins le temps de lire nos messages.»

C'est dans ce local que les employés mangent pendant les pauses, le nez collé sur le mur.

***

Patrick un habitué, passe ses journées au fast-food. Grand, hirsute, il souffre de déficience. Le restaurant, c'est sa maison. Il se tient près de la caisse et regarde les filles travailler, hypnotisé.

«J'ai pas le temps, Patrick, je travaille. Reviens plus tard», lui dit gentiment une employée.

Il est déjà tombé en amour avec une fille du resto. Il la suivait partout. Il l'accueillait même au métro le matin.

Il gribouille des chiffres sur des serviettes de table.

Qu'est-ce que tu calcules, Patrick ?

Des chiffres, répond-il.

***

Le restaurant tourne au ralenti. Il pleut.

«Nettoie comme il faut autour des poubelles», m'avertit la gérante.

Louise sort son album photos. «C'est ma fille, le jour de son bal à l'école. Est belle, hein.»

Grande, buste tendue, sa taille de mannequin est mise en valeur dans sa robe bleue décolletée. «Elle travaille comme danseuse, j'ai pas honte de le dire, lance Louise en haussant le ton. Pas dans des clubs cheaps, mais dans des bars chics à Brossard.»

***

Ça fait deux heures que je travaille. Je viens de finir de laver le bas des murs de la cuisine, là où la saleté s'incruste.

Entre deux beignes, la cuisinière me dit : «Excuse-moi si je parle toute seule, mais je suis tellement tannée d'entendre la radio ! C'est toujours le même poste, la même musique, les mêmes câlisses de niaiseries !»

Louise nous interrompt. «As-tu fini avec la moppe ? me demande-t-elle. Il faut que je lave le plancher en avant. Maudit plancher à marde ! Il est tellement grand, il n'en finit plus.»

***

7h du matin, j'arrive au restaurant. Louise est là, une tasse de café à la main.

Elle ouvre un sac et me montre des bas. «Je vends des paquets de bas pas chers : 3$. Ils valent 14,99$. Mon voisin a plein de stock chez lui. Il me donne une piastre par paquet vendu. En veux-tu ?»

Louise a essayé de vendre des bas à Gerry, le propriétaire du restaurant. Il a refusé. «C'est pas du stock volé, ça ?» lui a-t-il demandé.

Il ne veut plus qu'elle apporte ses bas au travail.

Louise est insultée. Elle marmonne en lavant le plancher. «Volé ! volé ! il est drôle, lui. C'est pas volé pantoute, c'est mon voisin qui a des bargains

Je décide de lui acheter trois paquets de bas. On quitte le resto ensemble après le travail. Dès qu'on met le pied dehors, Louise allume une cigarette. Elle reste tout près, au milieu de la côte, dans un quatre pièces au 2e étage d'un immeuble planté sur le trottoir.

Elle vit seule avec son fils et son neveu, deux gars de 17 ans.

La maison est à l'envers. «C'était propre quand je suis partie ce matin, soupire-t-elle. C'est mon gars, il se ramasse pas.»

Elle m'entraîne dans sa chambre, une pièce sombre sans fenêtre. Elle vend aussi des jeans et des chandails. Pas cher. Elle les étale sur le lit. Elle s'est acheté un costume de bain. «Je l'ai payé 8$, il valait 150$.»

Mais il ne lui fait plus. Elle a perdu 40 livres depuis quelques mois. Sa bosse dans le cou.

Je mets mes paquets de bas dans mon sac à dos. Je ne retourne pas au restaurant, je viens de démissionner. J'ai remis mon costume à la gérante.

- Peux-tu me donner ton numéro de téléphone, j'aimerais t'appeler pour savoir comment s'est passé ton opération ?

- J'ai pas de téléphone, répond Louise. Appelle au resto, ils vont le savoir, eux.

* Les noms ont été changés pour préserver l'anonymat.

** Mon salaire a été versé à un groupe communautaire du Centre-Sud, Rencontres-cuisines. L'organisme aide les familles défavorisées et les jeunes mères à préparer des repas économiques et nutritifs. Rencontres-cuisines survit avec un budget annuel de 100 000$.