Lors d'un voyage d'affaires à Pékin, en janvier dernier, Jean Chrétien a reçu un accueil enthousiaste. Au gala de la Chambre de commerce du Canada en Chine, plusieurs invités voulaient se faire photographier avec lui. M. Chrétien, premier ministre du Canada de 1993 à 2003, a tissé des liens avec la Chine en jetant les bases d'une relation économique privilégiée entre les deux pays. Or, cette relation est aujourd'hui en perte de vitesse, déplore l'ancien premier ministre.

Jean Chrétien répond à nos questions et parle de ses liens avec la Chine.

Q : Lors de votre passage à Pékin, en janvier dernier, des Chinois se bousculaient pour se faire photographier avec vous. Comment expliquez-vous ce phénomène?

R : Je ne sais pas, demandez-le aux Chinois! J'ai rencontré 18 fois le président chinois et, j'imagine, les premiers ministres autant de fois et même plus, tant pendant que j'étais premier ministre que dans les années qui ont suivi. Alors j'avais d'excellentes relations avec les Chinois.

Q : Dès votre élection comme premier ministre, en 1993, vous avez dit que vous vouliez faire de la Chine une priorité.

R : En politique internationale, je pensais que c'était important que le Canada se positionne bien vis-à-vis de la Chine, qui, dans mon esprit, allait devenir ce qu'elle est en train de devenir. Mais en 1993, ce n'était pas perçu comme ça.

Q : D'où vous venait cet intérêt?

R : Je prévoyais que ça allait devenir un très grand pays, d'autant plus que je connaissais beaucoup l'activité économique de la Chine par l'intermédiaire de mon gendre, André Desmarais, qui était président du conseil commercial Canada-Chine1. La famille Desmarais a toujours été engagée là-dedans et c'était un des dossiers d'André à Power Corporation. Quand je suis devenu premier ministre, mes petits-fils étaient allés en Chine. J'ai décidé d'y aller. Et on a commencé les fameuses Équipes Canada. Aux réunions de l'APEC (Coopération économique pour l'Asie-Pacifique), le Canada était généralement assis à côté de la Chine, ou près de la Chine, selon l'ordre alphabétique. Alors Jiang Zemin2, je l'ai bien connu. D'ailleurs, quand je retourne en Chine, deux ou trois fois par année, il me reçoit toujours.

Q : Vous avez tissé des liens privilégiés avec cet ancien président. Dans votre récente biographie, vous racontez qu'il vous surnommait son professeur d'anglais.

R : Oui, à la blague. C'est parce qu'il aimait parler anglais. À un sommet de l'APEC en Chine, il n'avait utilisé que l'anglais. Il me demandait comment je trouvais ça!

Q : Vous n'étiez jamais allé en Chine avant de devenir premier ministre?

R : Non. À chaque réunion de famille, on parlait des voyages de toute la famille en Chine. Quand je suis devenu premier ministre, il y avait seulement moi dans la famille qui n'était pas allé.

Q : Vous avez pris votre revanche. Vous retournez même souvent en Chine depuis que vous n'êtes plus premier ministre.

R : J'y suis retourné sept ou huit fois depuis que j'ai quitté la politique. J'y rencontre toujours des dirigeants. Après avoir quitté la politique, j'ai eu l'occasion de rencontrer, au Canada, le nouveau président.

Q : De tous vos voyages, quel est votre souvenir le plus mémorable?

R : Je ne suis pas le gars qui classe ses souvenirs entre les plus mémorables et les moins mémorables. Ça a toujours été des visites agréables. J'ai toujours trouvé les Chinois très avenants. Je pouvais parler de n'importe quoi avec eux avec beaucoup de facilité. Par exemple, j'ai été le premier chef de gouvernement à faire un discours à l'Université de Pékin sur les droits de la personne. Quand le premier ministre Stephen Harper prétend que je ne soulevais pas le problème, c'est qu'il n'est pas au courant. Mais il faut avoir une certaine civilité. La démocratie, pas sûr que ça va venir demain en Chine. Il faut être réaliste, 1 milliard 300 millions d'habitants, ça ne se gère pas de la même façon. Ça va prendre du temps.

Q : Tout de même, les défenseurs des droits de l'homme...

R : Ils soulevaient toujours le problème. Quant le président Jiang Zemin est venu à Ottawa, j'ai demandé qu'on lui pose des questions. Je l'avais averti qu'on allait lui parler des droits de l'homme. C'est moi qui ai donné la parole à celui qui était le plus critique. Le gars s'est mis à bégayer... À l'époque, j'ai fait une déclaration, qui est dans mon livre: "Vous voulez que j'aille dire au président de la Chine quoi faire, mais vous ne voulez pas que je dise au premier ministre de la Saskatchewan quoi faire!"

Q : Vous avez l'impression que, même sans dire quoi faire aux dirigeants chinois, vous leur en avez assez dit sur les droits de la personne?

R : Oui. Je suis allé aussi loin que je pouvais le faire tout en maintenant les meilleures relations possibles avec eux. J'ai fait une blague au congrès du Parti libéral où M. Dion a été choisi. J'ai dit que, lorsque je rencontrais le premier ministre de la Chine, je n'étais pas obligé d'attendre dans la porte des toilettes pour lui parler! C'est ce qui est arrivé au Vietnam en 2006, au moment du sommet de l'APEC. Le président de la Chine n'a pas voulu recevoir notre premier ministre (Stephen Harper). Il dit qu'il lui a parlé dans les corridors. Franchement, ce n'est pas un signe qu'on est une haute priorité en Chine. Lorsque j'étais là, Zhou Rongji3 avait dit publiquement: «Le Canada est le meilleur ami de la Chine.»

Q : Vous avez donc vraiment l'impression que ça a changé?

R : La Chine a bien changé. Et nos relations, au lieu d'aller vers le haut, ont malheureusement pris une tendance vers le bas.

Q : Avez-vous l'impression qu'un pays comme les États-Unis peut plus facilement mettre son poing sur la table?

R : Oui et non. Voyez le président des États-Unis, il va aux Jeux olympiques la semaine prochaine. Et le président de la France, qui avait soulevé toutes sortes d'objections, va être là. Quand les Chinois ont dit qu'ils n'achetaient plus de produits de la France, les Français ont commencé à y penser. C'est en Chine qu'il se crée le plus grand nombre de nouveaux millionnaires chaque année.

Q : Les défenseurs des droits de la personne vont lire cette entrevue et dire que le profit passe encore avant les droits de la personne...

R : Eux-mêmes, qui paie leurs salaires? Il faut que notre économie marche. Si on veut boycotter tous les régimes qu'on n'aime pas, on va avoir une longue liste. Est-ce qu'ils aiment beaucoup ce qui se passe en Arabie Saoudite? Est-ce qu'ils aiment beaucoup ce qui se passe au Zimbabwe? Est-ce qu'ils aiment beaucoup ce qui se passe en Égypte, en Israël, en Palestine? Partout! Alors s'il fallait être toujours plus blanc que blanc...Il faut vivre avec la réalité. J'ai été le premier à soulever ces problèmes-là, mais il faut être raisonnable.

Q : Le Canada a établi des relations diplomatiques officielles avec la Chine en 1970. Pensez-vous que la période durant laquelle vous étiez premier ministre correspond à l'âge d'or des relations entre les deux pays?

R : Dans le temps de Pierre Elliott Trudeau, c'était plus compliqué. On ne faisait pas beaucoup d'affaires avec la Chine. M. Trudeau y est peut-être allé une fois. J'ai vu le président 18 fois, dont probablement 15 fois alors que j'étais premier ministre. Alors, la réponse est oui. Ça fait deux ans que Harper est là et il l'a vu dans un corridor. Moi, il me recevait toujours quand j'y allais, et chaque fois aussi longtemps que je voulais.

Q : Il y a quelques mois, j'ai interviewé dans nos pages l'essayiste français Stéphane Marchand. Il disait qu'il fallait se méfier de la Chine, notamment parce que les dépenses militaires de la Chine augmentent, que le pays a testé une arme antimissile, etc.

R : C'est une réalité. Si la Chine devient une grande puissance, elle aura un pouvoir militaire équivalent.

Q : Vous avez donc l'impression qu'on n'a pas à avoir peur de la Chine?

R : Même si on avait peur, ça ne changerait rien... Avoir peur, ça ne donne rien.

1. André Desmarais est président et co-chef de la direction de Power Corporation du Canada. Il est aussi président du conseil d'administration de La Presse.

2. Jiang Zemin a été président de la Chine de 1989 à 2002.

3. Zhou Rongji a été premier ministre de la Chine de 1998 à 2003.