L'Empire ottoman était déjà en recul depuis plus d'un siècle au moment où la révolution des Jeunes-Turcs a éclaté, en juillet 1908. Une partie des Jeunes-Turcs espérait sauver l'empire tout entier. D'autres préféraient renoncer à l'empire pour empêcher une Turquie indépendante de sombrer. Ce sont ces derniers qui l'ont emporté et, en fin de compte, bien que 10 ans plus tard le reste de l'Empire ottoman soit tombé sous la domination impériale de l'Europe, la Turquie, elle, était sauvée. Aujourd'hui, exactement 100 ans après la révolution des Jeunes-Turcs, le pays est plongé dans une crise constitutionnelle.

L'Empire ottoman était déjà en recul depuis plus d'un siècle au moment où la révolution des Jeunes-Turcs a éclaté, en juillet 1908. Une partie des Jeunes-Turcs espérait sauver l'empire tout entier. D'autres préféraient renoncer à l'empire pour empêcher une Turquie indépendante de sombrer. Ce sont ces derniers qui l'ont emporté et, en fin de compte, bien que 10 ans plus tard le reste de l'Empire ottoman soit tombé sous la domination impériale de l'Europe, la Turquie, elle, était sauvée. Aujourd'hui, exactement 100 ans après la révolution des Jeunes-Turcs, le pays est plongé dans une crise constitutionnelle.

Au mois de mars, le procureur de l'État, Abdurrahman Yalcinkaya, a porté devant la Cour constitutionnelle - la plus haute institution judiciaire de Turquie - une requête de dissolution l'AKP pour avoir mené des activités subversives contre le régime laïque. L'AKP (le Parti de la justice et du développement) vient seulement d'être réélu il y a un an avec une majorité encore plus importante que la fois précédente. Abdurrahman Yalcinkaya réclame aussi que le premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, ainsi que 70 autres cadres de l'AKP ne soient pas autorisés à participer à la vie politique pendant cinq ans

La semaine dernière, le gouvernement a répliqué, arrêtant deux généraux à la retraite et 23 autres personnes, tous accusés de "provoquer une rébellion armée contre le gouvernement". L'un des deux généraux, le général Hursit Tolon, est un ancien commandant en second de l'armée. Selon la police, ils seraient membres d'un gang soutenu par l'État, soupçonné d'être à l'origine d'un certain nombre d'assassinats de personnalités publiques très en vue qui viseraient à déstabiliser la société turque et à imposer une intervention militaire.

On a dit "soutenu par l'État" ? Mais le gouvernement n'est-il pas lui-même censé incarner l'État ? En Turquie, pas forcément. Les conspirateurs appartiendraient à ce que les Turcs appellent l'"État profond", l'alliance de membres haut placés des milieux judiciaire et militaire qui se considèrent toujours comme les gardiens de la république turque laïque, conséquence ultime de la révolution des Jeunes-Turcs.

Ce que les Jeunes-Turcs rebelles exigeaient en 1908, c'était la restauration de la constitution, laquelle avait été suspendue 30 ans plus tôt. L'empire multinational a alors connu une forme sommaire de démocratie. Néanmoins, les divers nationalismes ethniques - bulgare, kurde, grec, arabe, arménien et surtout turc - étaient déjà trop marqués pour qu'un État unifié puisse survivre.

L'Empire ottoman s'est effondré à la fin de la première Guerre mondiale, laissant une population turque décimée (8 millions seulement en 1918) combattre pour son indépendance contre les envahisseurs anglais, français, italien et grec, qui cherchaient à se partager le pays. L'homme qui a conduit la lutte pour l'indépendance, Mustafa Kemal (dit Atatürk), a fondé la république turque en 1923. Il en a fait l'un des États les plus rigoureusement laïques.

Islam

Aujourd'hui, 90 % des citoyens turcs sont musulmans. Pourtant, les partis n'ont pas le droit de se servir de la religion comme stratégie politique. Même les symboles religieux sont considérés comme dangereux : les femmes ne sont pas autorisées à porter le foulard "islamique" dans l'enceinte des institutions publiques, y compris les universités.

Au départ, ce laïcisme militant était une tactique destinée à arracher une population rurale, largement illettrée et profondément conservatrice, de son mode de vie médiéval et à propulser le pays dans le xxe siècle. La Turquie devait être forte et "moderne". Mais au fil des décennies, les réformateurs se sont transformés en une élite "républicaine" fermée, qui justifie ses privilèges en se réclamant de la mission de "préserver l'État laïque".

En définitive, les membres de cette élite se retrouvent à préserver l'État de la démocratie, car c'est précisément ce qui remet en cause leur pouvoir arbitraire. Confrontés à un parti démocratiquement élu aux racines islamiques (bien qu'il ait toujours scrupuleusement respecté la constitution laïque), ils ont commencé à lui livrer une guerre ouverte devant les tribunaux. Parallèlement, ils ont aussi lancé dans l'ombre un combat secret, violent, qui a déjà coûté des vies. Certains craignent que cela ne se termine en coup d'État... Heureusement, aujourd'hui, cette éventualité n'en est plus une.

Cent ans après la révolution des Jeunes-Turcs, la population turque est de nouveau à la croisée des chemins. Il est tout à fait possible que la Cour décide d'interdire l'AKP d'ici la fin de l'année, tout comme elle a annulé, le mois dernier, la nouvelle loi autorisant les étudiantes à porter le voile à l'université. Beaucoup de hauts magistrats appartiennent à "l'État profond", mais nous ne sommes pas en 1908 : cette fois, les perspectives d'avenir de la Turquie sont plus prometteuses.

Les 75 millions d'habitants de la Turquie moderne ont un revenu par habitant comparable à celui des Russes ou des Roumains et ont à peu près le même niveau social. La Turquie ne se transformera pas en dictature théocratique, car rares sont ceux qui le souhaitent. En revanche, bon nombre de Turcs veulent un État qui ne les méprise pas ou ne les pénalise pas s'ils souhaitent afficher publiquement leur piété.

Les défenseurs autoproclamés de la laïcité cherchent à manipuler l'opinion du peuple au moyen d'initiatives cyniques. Les dirigeants de l'AKP ont visiblement décidé qu'il ne servait à rien d'engager une bataille politique sanglante maintenant alors qu'ils ont à l'évidence déjà remporté la guerre. C'est pourquoi tout finira bien.

Si la cour dissout l'AKP, tous quitteront pacifiquement le pouvoir, dans le respect du droit. Ensuite, ceux qui ne seront pas totalement bannis de la vie politique durant cinq ans reformeront le parti sous un autre nom, se battront et remporteront une nouvelle élection. Et, petit à petit, "l'État profond" finira par s'affaiblir.

gdyer@ledroit.com