Le ton monte dans le local défraîchi du projet Breaking the Cycle, dans Rexdale, un quartier du nord-ouest de Toronto. Quinze gars et 10 filles suivent un atelier d'autodéfense. Ils doivent apprendre à ne pas sortir leur arme à feu dans un conflit.

«Ils sont habitués à se tirer dessus pour se défendre. On doit commencer vraiment à la base», explique Jabari Lyndsay, le coordonnateur du projet qui vise à sortir les jeunes de 15 à 25 ans des gangs de rue. La plupart des participants sont noirs, originaires des Antilles ou d'Afrique. Ils portent des tatouages du genre «Bullet proof» (à l'épreuve des balles).

Prononcez le mot «police» devant eux, et vous verrez la haine dans leurs yeux. «À Caribana (fête caribéenne semblable à la Carifiesta de Montréal), il y a plus de policiers que de participants. C'est une fête pour les Noirs. Mais au défilé de la fierté gaie, par exemple, on ne la voit pas, la police», dit Smack, 19 ans, qui porte un drapeau de la Jamaïque en médaillon.

Smack, dont le frère a été tué dans une fusillade cette année, croit que la police ne comprend rien aux gangs. «Sans pauvreté, il n'y aurait pas de gangs à Toronto. On n'est pas là pour terroriser les gens. Moi, tout ce que je voulais, dès la maternelle, c'était de l'argent.» Les Bloods, les Crips, les Gatorz, les MS-13 vont exister tant que les gens auront faim, résume le jeune Noir du quartier Lawrence Heigths, surnommé «Jungle» en raison des nombreuses fusillades qui y sont survenues ces dernières années.

Son immeuble à loyer modique est maintenant surveillé par caméras vidéo. «L'immeuble est infesté de rats. Il y a des trous assez grands pour se fouler une cheville sur le terrain de basket. Que fait la Ville? Elle investit dans des caméras pour nous espionner», se plaint le jeune homme de 19 ans, père de deux enfants.

«Les policiers sont très hostiles envers les jeunes de ces quartiers, membres de gangs ou non», affirme le coordonnateur de Breaking the Cycle. Tous les jeunes Noirs au look hip-hop sont mis dans le même panier, selon lui. «Je vois à quel point les jeunes de 12-13 ans sont en colère et cela me fait peur pour l'avenir», dit M. Lyndsay.

Le projet Breaking the Cycle a été créé en même temps que la Stratégie d'intervention antiviolence de la police de Toronto (TAVIS). «La police a des millions pour la répression, alors que nous recevons 500 000$ par année et que, de six mois en six mois, nous vivons dans l'inquiétude que notre subvention du gouvernement fédéral ne soit pas renouvelée», déplore Jabari Lyndsay. Pendant 25 semaines, les jeunes - sans emploi légal ni diplôme - suivent des ateliers pour déterminer ce qu'ils pourraient faire dans la vie. Smack, lui, est déjà certain d'une chose: il ne veut pas finir avec une balle dans la tête.

La loi et l'ordre

Les projets comme Breaking Cycle ne sont pas assez nombreux à Toronto, selon Michael Chettleburgh, auteur de Young Thugs, une enquête sur les gangs de rue au Canada publiée l'an dernier. Pour chaque dollar investi dans la répression, il faudrait investir 1$ dans la revitalisation du quartier où la police fait une descente, croit le Torontois. C'est loin d'être le cas actuellement avec le climat politique de «loi et ordre» qui règne au Canada, souligne-t-il.

Pour ce spécialiste des gangs, TAVIS est une excellente stratégie policière. «Enfin, les policiers sortent de leur auto pour créer des liens avec la population», indique-t-il. Dans son enquête, M. Chettleburgh révèle que 80% des jeunes gangsters au Canada sont issus de minorités culturelles. «C'est très délicat. Que peut faire la police? Elle a souvent raison d'intervenir auprès de jeunes de minorités visibles», souligne-t-il.

Le conseiller municipal Michael Thompson, lui-même Noir, a constaté des progrès dans sa communauté depuis la création de TAVIS. «Je connais des jeunes qui ont changé leur mode de vie après avoir reçu plusieurs visites des policiers qui surveillaient leurs conditions de mise en liberté. Ils ne peuvent plus faire ce qu'ils veulent», indique le conseiller de Scarborough Centre.

Après la fusillade entre gangsters au centre-ville de Toronto en 2005, Michael Thompson s'était retrouvé au centre d'une controverse lorsqu'il avait dit que la police devrait pouvoir arrêter arbitrairement des jeunes Noirs dans sa lutte contre les crimes avec arme à feu. Il avait expliqué qu'un fort pourcentage d'armes à feu se retrouvent entre les mains des jeunes Noirs, et ce sont surtout ces jeunes qui sont victimes de crimes violents. Aucun profilage racial n'est acceptable, ont répondu la police et le maire après cette déclaration qui avait fait couler beaucoup d'encre.

Trois ans plus tard, il ne regrette pas ses propos. «J'ai réussi à attirer l'attention sur un problème. Bien sûr, tous les jeunes Noirs ne sont pas dans un gang de rue. Mais il reste que, parmi les 200 jeunes tués dans des guerres de gangs à Toronto depuis 2005, on voit que ce sont surtout de jeunes Noirs qui en tuent d'autres.»

Rien à perdre

Toronto n'est pas à l'abri d'une émeute comme celle qui est survenue à Montréal-Nord, observent plusieurs intervenants, dont le chef de police lui-même. «Les relations avec certaines communautés sont fragiles. Dans notre travail de policiers, des affrontements violents peuvent se produire. Notre travail pour nous rapprocher des communautés n'est jamais terminé», a dit à La Presse le chef de la police de Toronto, William Blair.

Sur papier, TAVIS a de beaux principes. Mais, en pratique, les jeunes se sentent harcelés, estiment plusieurs organisateurs communautaires. «Après les grandes opérations policières, TAVIS arrive pour terroriser le voisinage. Je comprends que les policiers veuillent dissuader les jeunes de commettre les mêmes crimes que leurs aînés, mais ils ne font que renforcer la haine qu'il y a déjà en eux», raconte le pasteur Al Bowen, de l'église Abundant Life Assembly. Il travaille depuis près de 20 ans dans plusieurs quartiers défavorisés du nord-ouest de Toronto, dont Jane and Finch et Jamestown. Il a connu pas moins d'une quarantaine de jeunes tués dans un gang. Des groupes d'amis qui grandissent ensemble, jouent au basketball ensemble. À un moment donné, ils franchissent la ligne et commettent des délits ensemble parce qu'ils n'ont rien à perdre, résume le pasteur.

Jason Cruickshank, 29 ans, est coordonnateur d'un centre communautaire à Jamestown, petit Montréal-Nord situé au nord-ouest de Toronto. Presque chaque jour, un jeune Noir lui confie qu'il s'est fait interpeller pour rien par la police. «Certains inventent des histoires, mais je dirais que 75% d'entre eux me disent la vérité. Ils deviennent très frustrés et réagissent mal. Ils donnent ainsi une raison aux policiers de les arrêter.» Le jeune organisateur communautaire, qui a grandi dans le quartier, donne son exemple personnel: «Je conduis une Bonneville rouge (grosse voiture). Ici, les pauvres conduisent des Honda, alors je suis automatiquement un souteneur dans la tête des policiers. Je me suis fait arrêter cinq fois l'an passé pour des «contrôles de routine».»

Le conseiller municipal Michael Thompson, lui-même Noir, n'a jamais vécu ni observé une telle situation, assure-t-il. L'auteur de Young Thugs, Michael Chettleburgh, refuse de parler de «profilage racial institutionnalisé». «Est-ce qu'il y a du profilage racial dans la police canadienne? Certainement. Mais il est fait par certains policiers, non par une institution.» N'empêche, il y a un monde de différence entre les intentions de la police et la perception qu'en ont les jeunes de ces quartiers défavorisés. Une situation qui rappelle une certaine émeute à Montréal-Nord...

Gangs de rueLe fléau vu d'ailleurs

Les villes de Montréal et Toronto ne sont pas seules aux prises avec les gangs de rue. Le phénomène existe aussi à Paris, Londres et Los Angeles, nous disent nos correspondants. À lire demain dans La Presse.