La vie a repris un semblant de normalité à Montréal-Nord. Le jeune Fredy Villanueva, mort suite à une intervention policière, a été porté en terre. La discrète enquête policière suit son cours. Les projecteurs des médias se font plus rares. Mais le feu couve peut-être sous le boisseau. Montréal-Nord demeure un milieu difficile, très difficile. À l'école, dans la rue, même au sein des familles. Mais il y a quand même de l'espoir et des solutions possibles.

Quand André Robert, criminologue, monte dans une voiture du Centre jeunesse de Montréal pour se rendre au domicile de ses jeunes clients, il fait toujours le même geste. C'est devenu un automatisme: il enlève la vignette du Centre jeunesse suspendue à son rétroviseur. Car il vaut mieux être parfaitement anonyme pour se promener dans les rues de Montréal-Nord.

Il y a deux mois, les cinq automobiles du Bureau nord de la Direction de la protection de la jeunesse, boulevard Henri-Bourassa, ont été vandalisées. Tous les pneus crevés. Des vitres fracassées.

André Robert a travaillé pendant 20 ans dans le quartier qui s'est embrasé le week-end dernier. Depuis peu, il oeuvre dans le quartier voisin de Saint-Michel, où les problèmes sont semblables. Le criminologue gère les dossiers de jeunes contrevenants, des ados qui commettent souvent leurs premiers actes de délinquance. «Les gars de gang, je les ai vus grandir. Je les ai vus devenir des boss», raconte-t-il.

Le «plan Robert», une enclave de HLM dans Saint-Michel. Les avenues qui s'étendent de part et d'autre du boulevard Pie-IX. Le secteur du boulevard Rolland. Ces sous-quartiers où, rue après rue, de grands immeubles à logements sont serrés les uns contre les autres sont devenus, au fil des ans et du délabrement, de véritables ghettos.

Des réservoirs de désespoir

«Il n'y a pas un terrain vacant à Montréal-Nord. Il fallait rentabiliser le territoire. Les impôts fonciers, c'était bien important. C'est ça que ça donne», dit André Robert.

Au fil de ces 20 ans, le travailleur social a rencontré des centaines de parents, souvent des Haïtiens, dépassés par ce que leur enfant était devenu dans les rues de Montréal-Nord. Il a pénétré dans des appartements minuscules, surpeuplés, où les petits n'ont nulle part où jouer. «Parfois, il y a la mère, la grand-mère, l'arrière-grand-mère et trois enfants dans un petit quatre et demi», dit-il.

Ces familles sont souvent monoparentales. La mère, ou le père, peu instruit, travaille parfois six jours sur sept pour faire vivre la famille. Des petits boulots. Des usines de fil de fer, de textile. Les enfants plus âgés s'occupent des petits frères et soeurs. Ils les élèvent comme ils peuvent.

Dans un tel contexte, le suivi scolaire est évidemment inexistant. En classe, ça finit par aller mal. Le jeune arrive rapidement dans un cul-de-sac.

Le même jeune, qui étouffe dans l'appartement familial, finit par traîner dans la rue avec des amis. Même s'il ne fait pas partie d'un gang, il est rapidement étiqueté - bleu dans Saint-Michel, rouge dans Montréal-Nord - et se fait tabasser s'il a le malheur de se déplacer de quelques rues.

Les illusions perdues

Quant aux filles, dès qu'elles entrent au secondaire, elles se font aborder dans la rue et à l'école par de jeunes gens très gentils. À 12 ans, Jennifer, qui a grandi dans un secteur dur de Montréal-Nord, a senti la différence dans le regard des gars massés en bande au parc ou devant le dépanneur, des gars aux côtés desquels, petite fille, elle jouait pourtant sans arrière-pensée.

«Ils viennent, ils commencent à te parler: «T'es belle, je peux avoir ton numéro?» Et il y a des idiotes qui le leur donnent.»

À 12 ans, aller au dépanneur à quelques rues de chez elle était désormais impossible. «Je ne vais jamais là.» Car il y a toujours, devant le commerce, ces gars massés en bande qui boivent ou fument un joint. Et quand une fille passe, «on ne sait jamais ce qui peut arriver, dit-elle simplement. Une fille, c'est une cible».

Ainsi, par un numéro de téléphone ou une balade en voiture qui tourne mal, garçons et filles se retrouvent pris dans l'engrenage des gangs. Ou alors ils intègrent consciemment la bande, qui devient un substitut familial.

«Les parents sont désillusionnés, dit André Robert. Ils disent: «J'ai toujours du trouble. Avec l'école. Avec la police.» En venant ici, ils voulaient une vie meilleure pour leurs enfants. Ça n'a pas marché. Ils ont un sentiment d'injustice, d'échec. C'est la perte de leurs illusions.»

Jeunes en détresse

«Personne ne m'aime.» Ce cri du coeur, Nancy l'a entendu plusieurs fois chez les jeunes de Montréal-Nord. Nancy a 61 ans. Elle est haïtienne, mère de deux enfants, grand-mère de trois petits-enfants. Elle est aussi, avec deux autres femmes de la communauté noire, «aidante naturelle» au service du Centre jeunesse de Montréal. Elle nous a demandé de changer son nom pour ne pas nuire à son travail.

«Il y avait un malaise dans notre approche avec la communauté haïtienne, explique sa patronne au Centre jeunesse, Monique Cauchy. Notre seule visite créait un choc chez les gens, ils se refermaient rapidement et on se retrouvait rapidement au tribunal.» On a donc trouvé trois femmes solides, dont Nancy, qui font le pont entre les services sociaux et les parents.

Nancy voit tout le quotidien de ces familles du ghetto. Les parents haïtiens, élevés à la dure dans un pays pauvre, surprotègent parfois leur enfant et lui interdisent de jouer dans la rue afin d'éviter les mauvaises fréquentations. Ce qui, raconte Nancy, se solde souvent par une révolte majeure à l'adolescence. «Ou alors, ajoute-t-elle, les parents considèrent que les enfants sont nourris, habillés et qu'ils ont un toit; dans leur tête, leurs besoins sont satisfaits. Ils les envoient jouer dehors.»

Dans certaines familles, où les parents sont illettrés et parlent mal le français, les enfants deviennent des médiateurs essentiels. «Les parents sont complètement dépassés par l'enfant. L'enfant devient le patron», dit Nancy. Et, évidemment, il ne respecte plus les règles des parents. «Parfois, les parents abandonnent. Si l'enfant arrive à minuit, la porte reste fermée. Pour eux, l'enfant est un délinquant, c'est fini.»

D'autres parents, souvent des pères, ont fait venir leurs enfants d'Haïti pour leur donner une vie meilleure, mais les enfants, qui vivaient avec leur mère ou leur grand-mère là-bas, rencontrent ici un père qu'ils n'ont pratiquement jamais vu. «C'est comme deux étrangers qui vivent ensemble dans un appartement», dit-elle. Et quand les choses commencent à mal tourner avec leur enfant, les pères menacent de les renvoyer là-bas. Souvent, le parent ne pense pas vraiment ce qu'il dit. Mais l'effet sur l'enfant est dévastateur, témoigne Nancy.

Dans tous ces cas de figure, un fossé profond se creuse entre les parents et les enfants. Et dans ce fossé naît la révolte qui a explosé la fin de semaine dernière. Nancy se souviendra toujours de ce jeune membre du redoutable gang de la rue Pelletier qui, lors d'une visite, l'a reconnue et l'a serrée dans ses bras. «Vous savez, ces jeunes, ce sont surtout des jeunes en détresse.»

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TROIS PISTES DE SOLUTION

1- Des lieux de rencontre pour les jeunes


Il y a trois ans, un gang faisait la loi dans la rue Pelletier, à Montréal-Nord. Aucun intervenant du Centre jeunesse n'acceptait de se rendre dans ce petit bout de rue. Sauf Nancy.

Un jour, elle gare sa voiture devant un immeuble. Une bande d'une trentaine de jeunes la regardent. «Je leur ai dit: comment ça va, les grands? Vous êtes de beaux garçons! Je suis passée. C'était fini.»

Nancy raconte tout ça pour expliquer que ce dont les jeunes de Montréal-Nord ont surtout besoin, c'est de ne pas se sentir jugés.

Pour commencer à régler les problèmes du quartier, il faut créer plusieurs lieux, dit-elle, où les jeunes se sentiront accueillis comme ils sont. Certains existent déjà. Il en faudrait d'autres, croit-elle.

2- Des médiateurs issus de la communauté

Le travail des aidantes naturelles embauchées par le Centre jeunesse de Montréal a été extrêmement précieux, raconte Monique Cauchy. Ces femmes savent comment parler aux membres de leur communauté et ont évité des dizaines de placements dramatiques.

«D'être Haïtienne, ça aide. Mais surtout, quand je vais chez les gens, je n'ai pas de papiers pour prendre des notes. Ce n'est pas une intervenante qui est là. C'est une voisine, une amie», dit Nancy.

Des groupes communautaires comme la Maison d'Haïti, dans Saint-Michel, font ce travail de médiateur dans leur quartier depuis des années. «Grâce à une concertation structurée, on peut mettre en place des mesures de prévention. Les jeunes savent vers qui se tourner en cas de besoin», souligne Jean-Yves Sylvestre, travailleur de rue à la Maison d'Haïti, dans une lettre publiée aujourd'hui dans nos pages.

3- Des programmes d'employabilité

Pour le criminologue André Delorme, la solution aux problèmes de Montréal-Nord passe par l'emploi. Il se souvient d'un jeune surnommé Bulldozer dans son gang. Après plusieurs délits, il s'est retrouvé en centre fermé. «Plutôt que de lui faire purger sa peine au complet, on a pris trois semaines pour lui trouver un emploi.» Bulldozer a commencé à travailler chez Harvey's. Puis, il s'est trouvé un second emploi. Et il est sorti du gang.

«Les jeunes qui trouvent des emplois réussissent souvent à s'en sortir», observe M. Delorme.

Des programmes d'employabilité, où l'on s'efforce de trouver des emplois ou de qualifier rapidement des jeunes qui n'ont pas un parcours scolaire idéal, il en faudrait bien davantage, croit-il. Il faudrait aussi des programmes de préemployabilité, qui inculquent aux jeunes les notions de base: arriver à l'heure, se conformer aux consignes.