Après l'émeute de Montréal-Nord, La Presse a voulu savoir comment la police de Toronto intervient dans les quartiers où sévissent les gangs de rue. Là-bas aussi, plusieurs jeunes de minorités visibles sont en colère. Une nouvelle stratégie d'intervention antiviolence, baptisée TAVIS, donne des résultats intéressants. Dans certains coins, la haine reste toutefois très profonde. Toronto n'est pas à l'abri d'une révolte comme celle qu'a connue Montréal-Nord, dit le chef de la police, William Blair.

Des familles d'origine jamaïcaine avec plusieurs jeunes enfants font un barbecue devant l'un des complexes d'habitation de Vanauley Walk. Des adolescents au look hip-hop roulent à vive allure en vélo dans les allées étroites des cours intérieures. Un vieil homme, le visage buriné par le soleil et la barbe jaunie, boit une bière sur son balcon. Ce minuscule secteur, très pauvre, détonne dans le centre-ville prospère de Toronto. Il pourrait s'agir du jumeau des Habitations Jeanne-Mance, au centre-ville de Montréal, ou du plan Robert, dans le quartier Saint-Michel.

Difficile de ne pas remarquer les nombreux graffitis du gang PO (Project Originals) sur les murs des habitations. Depuis cinq ans, ce gang affilié aux Bloods et composé en majorité de jeunes d'origine jamaïcaine et somalienne y vend du crack. En ce mardi soir d'août, les résidants reçoivent une visite inattendue et dérangeante pour plusieurs.

L'escouade policière TAVIS est déployée pour calmer les esprits après l'arrestation musclée d'un membre du gang des PO armé jusqu'aux dents. La Stratégie d'intervention antiviolence de Toronto (TAVIS en anglais) a été mise en place après l'onde de choc créée par la fusillade survenue en 2005, le lendemain de Noël, entre des gangs au centre-ville. Une adolescente de 15 ans avait été tuée par une balle perdue.

Depuis, le gouvernement ontarien a mis le paquet pour lutter contre la violence armée. Il a investi 68 millions, dont cinq millions par an vont au projet-pilote TAVIS. Cette escouade composée de 76 policiers est déployée dans les secteurs chauds de la ville. Il n'y a pas de projet comparable à Montréal.

La Presse a participé à une patrouille mardi soir dernier. Vers 20h30, cinq voitures de patrouille marquées TAVIS se garent aux quatre coins de Vanauley Walk. «Pour coincer ceux qui voudraient nous échapper», explique le sergent Steven Harrigan. Qui sont les fuyards potentiels? La plupart des gangsters sortis de prison. Ils ont des conditions de la Cour à respecter, dont celle de ne pas porter d'armes. Ce qu'ils respectent rarement, soutient le sergent.

Les policiers de TAVIS préfèrent stationner loin des balcons des complexes d'habitation, d'où on leur lance souvent des bouteilles de bière. À notre arrivée, des jeunes à vélo s'empressent de rentrer. «Ils avertissent les gars de gang», indique le sergent Harrigan. La tournée commence. «Ici, il y a quatre ans, un policier s'est fait tirer dessus par un jeune en plein jour, pendant une patrouille de routine. Un peu plus loin, un autre jeune a été fusillé il y a un an. J'en ai poursuivi, du monde, dans ces escaliers!» raconte le sergent, qui a 30 ans de service.

Une policière demande à une fillette de 8 ans en quel honneur sa famille organise un barbecue. «Ne parle pas à la police!» intervient sa mère avant que la fillette n'ait le temps de répondre. La policière n'insiste pas. C'est l'un des principaux objectifs de TAVIS: se rapprocher des communautés. Jusqu'à récemment, les gens protégeaient les gangs, très souvent parce qu'ils y avaient un fils, un frère ou un cousin. TAVIS appelle cela non enforcement contact. Le policier entre en contact avec les gens pour créer un lien, et non pour leur soutirer une information ou les arrêter. La policière reconnaît que les rapports ne sont pas toujours cordiaux.

Des jeunes en probation

Deux grands adolescents noirs flânent près du terrain de basket dans une cour intérieure. «Avec leurs grands chandails kangourou et leurs pantalons larges, on ne peut pas savoir s'ils portent une arme. On doit être prudent», prévient le sergent. Quatre de ses collègues interpellent les deux jeunes. L'un d'eux se révèle être le frère d'un membre de gang arrêté la veille. La police le laisse aller, non sans avoir pris toutes sortes de renseignements sur lui. Durant la soirée, les policiers interpelleront au hasard plusieurs jeunes vêtus comme ces deux-là. Même un en vélo. «C'est leur moyen de transport pour livrer le crack», dit le sergent Harrigan.

TAVIS cogne aussi aux portes des jeunes gangsters. «Avant, personne n'allait vérifier leurs conditions de probation. Les policiers des postes de quartier sont trop occupés à répondre à des appels. Maintenant, les gars de gang savent qu'on les suit de près», explique le sergent.

TAVIS ne manque pas de portes auxquelles cogner. Depuis 2005, le Groupe d'intervention contre les bandes criminalisées et les armes à feu, une escouade d'élite de la police de Toronto, a réalisé cinq grandes enquêtes sur les gangs de rue. Rien de comparable aux enquêtes menées à Montréal. En un seul raid mené l'an dernier dans le quartier défavorisé Jane and Finch, dans le nord-ouest de Toronto, la police a arrêté une centaine de suspects associés aux Crips (groupe d'allégeance bleue né à Los Angeles, aussi présent à Montréal).

2800 gangsters

La police de Toronto refuse de dire combien de membres comptent les gangs dans cette ville de 2,5 millions d'habitants. Selon l'auteur torontois de Young Thugs, une enquête sur les gangs de rue au Canada, ils seraient 2800. Ces gangs hétérogènes, composés surtout de Noirs, de Latinos et d'Asiatiques, n'affichent plus leurs couleurs (bleu, rouge ou vert) depuis l'intensification de la répression policière, explique l'auteur, Michael Chettleburg.

La Presse s'est aussi rendue dans Jamestown, un autre secteur défavorisé, qui ressemble à Montréal-Nord. Cette fois, sans les policiers de TAVIS. Ce quartier, avec ses logements fournis par la Ville, est pareil à Vanauley Walk. Dans ce secteur, tout le monde connaît au moins un membre de gang mort assassiné. La méfiance est grande, peu importe si l'étranger est journaliste ou policier. Un autre raid, un an avant celui de Jane and Finch, avait mené à l'arrestation d'une centaine de personnes liées au gang du «Jamestown Crew».

«Personne ne te parlera, ici», lance Dina Salmon, 18 ans, superviseure d'un projet d'intégration jeunesse dans le secteur. Cette étudiante en criminologie de l'Université d'Ottawa n'est pas du coin. Elle avoue que, depuis le début de son contrat, il y a trois mois, elle n'est pas sortie de son minuscule local communautaire en désordre.

Mohamed, 14 ans, participant au projet, refuse de faire visiter le coin à La Presse. «Les gars vont être très fâchés. Tu peux être une délatrice», dit le jeune, qui distribue les lunchs au camp de jour. Le jeune Somalien vit avec sa mère et ses six frères et soeur. À ses yeux, la police n'est pas là pour les protéger, mais pour leur tirer dessus, une perception que partagent bien des jeunes du quartier.