Deux géants du tabac se sont reconnus coupables, hier matin, d'avoir participé à la contrebande de cigarettes qui a fait rage dans les réserves autochtones au début des années 90.

Imperial Tobacco Canada (ITC) et Rothmans, Benson&Hedges (RBH) ont accepté de payer l'amende la plus importante jamais imposée pour une fraude fiscale dans l'histoire canadienne: 200 millions de dollars pour lTC et 100 millions pour RBH. Ils ont jusqu'aux mois d'octobre et de décembre, respectivement, pour s'exécuter.

À ces sommes perçues conformément à la loi fédérale sur l'accise s'ajoutent, en guise de règlement civil, 400 millions de dollars pour Imperial Tobacco et 450 millions pour RBH, payables en 15 ans. En tout, les cigarettiers devront donc payer 1,15 milliard de dollars, dont une partie ira aux provinces. Le Québec recevra 210,5 millions.

Pour la GRC, l'entente déposée hier matin au palais de justice de Montréal conclut une enquête qui aura duré près de 10 ans et coûté quelque 6,8 millions de dollars. Les enquêteurs ont analysé plus de 763 000 documents et mené 275 entrevues.

Aucune accusation ne sera cependant portée contre les dirigeants des deux entreprises. La Couronne a préféré faire signer des ententes d'immunité à quelques acteurs-clés du stratagème pour bâtir sa preuve et se tourner plutôt vers les entreprises.

«Comme dans tous les dossiers, que ce soit des dossiers de stupéfiants ou des dossiers fiscaux, si ça prend des délateurs ou des gens coopératifs, il est probable effectivement - et quant à moi c'est dans l'intérêt public - que ces gens-là obtiennent l'immunité», a insisté Me Richard Starck, le procureur responsable du dossier pour le Directeur des poursuites pénales du Canada.

«On visait 650 millions; on l'a eu. La compagnie a payé. Les actionnaires, ou l'actionnaire British American Tobacco, ont perdu 650 millions. Et les gouvernements des provinces et du Canada ont obtenu 650 millions», a-t-il ajouté, satisfait.

Les gouvernements du Québec et du Canada, de même que la GRC, ont applaudi la nouvelle. «Selon nos calculs, nous reprenons tout l'argent que ces compagnies ont amassé dans le passé à la suite de leurs activités illégales. Ils ne font aucun profit à partir de ces activités», a déclaré hier le ministre fédéral du Revenu, Gordon O'Connor, en marge du caucus du Parti conservateur à Lévis.

Les cigarettiers impliqués ont eux aussi semblé heureux du dénouement. «C'est une très grosse amende. Mais elle n'aura pas d'impact sur notre compétitivité», a déclaré la porte-parole d'Imperial Tobacco Canada, Catherine Doyle. Imperial Tobacco appartient à la britannique British American Tobacco.

Offre d'achat de Philip Morris International

Son de cloche semblable du côté de Rothmans, Benson&Hedges. L'entreprise a d'ailleurs annoncé hier que Philip Morris International, fabricant des Marlboro, avait offert d'acheter toutes ses actions à un prix supérieur de 16,9% à leur valeur. La transaction est évaluée à deux milliards de dollars.

En 1998, ce sont des groupes opposés au tabagisme, comme la Société canadienne du cancer et l'Association pour les droits des non-fumeurs, qui avaient porté plainte à la GRC contre Imperial Tobacco. Hier, ils étaient partagés entre la joie et l'amertume.

«C'est une bonne nouvelle, a déclaré Rob Cunningham, porte-parole de la Société canadienne du cancer. Les compagnies de tabac ont nié leur responsabilité dans la contrebande pendant 15 ans. Aujourd'hui, elles admettent qu'elles sont coupables.»

François Damphousse, de l'Association pour les droits des non-fumeurs, a indiqué pour sa part que la somme de 1,5 milliard de dollars lui semble très peu élevée. Selon lui, les gouvernements ont perdu un minimum de 10 milliards rien qu'en revenus fiscaux.

«Et que dire de l'impact de la contrebande sur la santé publique? a-t-il renchéri. Quand ils ont alimenté le marché de la contrebande et qu'il y a eu la baisse des taxes, il y a eu une augmentation du tabagisme épouvantable, plus particulièrement au Québec. Combien de personnes vont être malades et mourir à cause de leur dépendance à la nicotine, à cause de ce que ces gens-là ont fait?»

RBH et ITC ont plaidé coupable hier à un seul chef d'accusation, soit d'avoir aidé des individus à «vendre et être en possession de tabac fabriqué au Canada qui n'est pas empaqueté et ne porte pas l'estampille de tabac». Les faits reprochés se sont déroulés entre 1989 et 1994. Le modus operandi était le suivant: les compagnies exportaient le tabac aux États-Unis, près de la frontière. Ce tabac était ensuite renvoyé illégalement au Canada et revendu moins cher, libre de taxes.

Un autre cigarettier dans la tourmenteSi Imperial Tobacco et Rothmans, Benson & Hedges ont mis hier un point final à leurs démêlés avec la police et la justice, un autre gros producteur du Québec, JTI Macdonald, n'est pas au bout de ses peines. Le gouvernement fédéral et ses homologues provinciaux poursuivent l'entreprise pour plus de 10 milliards de dollars. Ses dirigeants ne s'en sont pas tiré à si bon compte que ceux de ses compétiteurs : huit d'entre eux sont visés par des accusations criminelles. À la suite de démarches entreprises par le gouvernement du Québec pour récupérer des redevances fiscales, la compagnie s'est placée sous la protection de la loi sur les arrangements avec les créanciers. La cause du fabricant des cigarettes Export A, établi rue Ontario à Montréal, se déroule en Ontario.

Chronologie d'une longue enquête

Fin des années 80 et début des années 90: Pour lutter contre le tabagisme, les gouvernements augmentent les taxes sur les cigarettes.

1989-1994: Des manufacturiers se tournent vers les États-Unis, d'où ils peuvent faire entrer leurs produits au Canada, moins chers et libres de taxes.

Février 1994: Québec et Ottawa baissent leurs taxes de 50%. Imperial Tobacco arrête ses exportations au sud de la frontière.

1998: Début de l'enquête de la GRC sur Imperial Tobacco.

2000: Début de l'enquête de la GRC sur Rothmans, Benson&Hedges.

2002: Perquisition à l'usine de Québec de Rothmans, Benson&Hedges.

2004: Perquisition aux locaux de Montréal d'Imperial Tobacco.

Juillet 2008: Les deux entreprises plaident coupables d'avoir aidé à vendre des cigarettes de contrebande au Canada.