La percée inattendue dans les négociations de l'OMC à Genève inquiète au plus haut point les producteurs agricoles du Canada. Si le projet d'entente présenté vendredi est adopté tel quel, des fermiers affirment que leurs revenus chuteront de plusieurs dizaines de milliers de dollars par année. Des milliers emplois seraient compromis.

Les sept principales puissances commerciales (États-Unis, Union européenne, Brésil, Inde, Chine, Australie et Japon) ont tenté hier de convaincre les 153 États membres de l'OMC (Organisation mondiale du commerce) d'approuver une nouvelle ébauche d'accord présentée vendredi soir par le directeur général de l'organisation, Pascal Lamy.

Le document comprend de nouvelles dispositions sur les deux points les plus litigieux des pourparlers: l'agriculture et les produits industriels. Pour la première fois en sept ans d'âpres discussions, des négociateurs ont affirmé «voir le bout du tunnel».

Le projet Lamy «a le potentiel d'offrir quelque chose proche de l'équilibre entre l'agriculture et les produits industriels et entre les pays développés et les pays en développement», a déclaré hier le commissaire européen au Commerce, Peter Mandelson.

Mais ce document s'est aussi attiré les foudres des principales fédérations agricoles du Canada, qui ont dénoncé le fait qu'il ne garantit pas le maintien de la gestion de l'offre, un concept fondamental de cette industrie.

Selon l'Union des producteurs agricoles (UPA), le projet d'entente déposé vendredi prévoit d'importantes réductions des tarifs douaniers qui laisseraient libre cours au dumping sur le marché canadien de produits laitiers et avicoles étrangers, tout en permettant aux pays exportateurs de maintenir leurs subventions agricoles à des taux très élevés. Cette situation mettrait à risque plus de 40% des recettes québécoises et quelque 70 000 emplois directs et indirects à la ferme. «Ce n'est pas seulement l'avenir de nos fermes, c'est la stabilité économique de nos régions qui est en jeu», a déclaré à Genève le président de l'UPA, Christian Lacasse.

La décision de restreindre aux sept puissances commerciales les négociations préliminaires sur le dossier agricole a aussi suscité beaucoup de frustrations. «Le Canada ne fait pas partie de ce groupe, alors il est encore plus difficile d'influer sur le cours des négociations», a relevé Jacques Laforge, président de la Fédération des producteurs de lait du Canada, joint à Genève.

Selon ses estimations, qu'il juge modérées, les dispositions actuelles entraîneraient des pertes d'un milliard de dollars pour les producteurs laitiers du pays, notamment en raison d'une réduction des tarifs hors quotas destinés à limiter l'importation de produits étrangers. Les fermiers les plus touchés - les producteurs d'oeufs, de lait et de bovins - pourraient perdre ainsi jusqu'à 70 000$ annuellement.

L'UPA a donc exhorté hier le gouvernement canadien à annoncer publiquement qu'il refuse d'entériner le projet d'accord sur le commerce agricole «concocté en catimini».

Joint hier à Genève, le ministre du Commerce, Michael Fortier, a voulu se faire rassurant: «Les agriculteurs n'ont aucune raison d'être inquiets. La position du Canada (en faveur du maintien de la gestion de l'offre) est connue depuis un bon moment et elle n'a pas changé.»

Selon le ministre Fortier, les préoccupations des agriculteurs sont basées sur des «rumeurs» et une entente serait nettement moins imminente que les dépêches d'agences de presse l'ont laissé entendre hier.

Voix discordantes

Le document présenté vendredi par M. Lamy n'a reçu l'aval que de trois des puissances du groupe des sept. «Pour sentir qu'une entente est imminente, il faudra d'abord qu'un consensus se dégage du groupe des sept, qui devra encore ensuite être débattu par les autres pays membres. Je ne sais pas si on y arrivera. Des éléments importants doivent encore être réglés», a relevé M. Fortier.

Il est vrai que plusieurs voix discordantes se sont fait entendre, hier. Le ministre français de l'Agriculture, Michel Barnier, a jugé que «la récolte» n'était «pas encore à la hauteur», tandis que le chef du gouvernement italien, Silvio Berlusconi, a fait part de sa «profonde préoccupation» face au projet d'accord qui «ne tient pas compte de façon adéquate des intérêts italiens».

«Une négociation, c'est un échange. L'Union européenne a effectué un chemin considérable dans le secteur agricole qui, aujourd'hui, n'est pas payé en retour», a dit M. Barnier.

Les pays en développement se sont aussi montrés divisés par le texte de M. Lamy.

L'Indonésie, la Turquie, les Philippines, l'Argentine et l'Afrique du Sud se sont ralliées à l'Inde contre le traité, alors que le Brésil, le Paraguay, l'Uruguay, le Costa Rica et le Chili ont pris le parti opposé.

Dans ses grandes lignes, la proposition du secrétaire général de l'OMC prévoit une réduction de 80% des subventions agricoles européennes, et de 70% de celles des États-Unis. Les pays riches, sous pression pour ouvrir davantage leur marché aux produits venus du Sud dans le cadre du cycle de négociations de Doha, demandent en échange aux pays émergents de s'ouvrir davantage aux produits industriels et aux services. Le projet de M. Lamy prévoit que, pour les produits manufacturés, les pays en développement devront réduire leurs droits de douane de 20 à 25%.

Les négociations, qui devaient initialement se terminer hier, se poursuivront à tout le moins jusqu'à mercredi.

Avec l'AFP, Reuters et AP

L'accord en bref

Voici un résumé des principaux aspects de l'accord soumis par le directeur général de l'OMC, Pascal Lamy.

Subventions agricoles

Les pays les plus riches devront réduire de façon importante les subventions accordées à leurs producteurs agricoles: la baisse serait de l'ordre de 50 à 60% pour le Canada, de 70% pour les États-Unis et de 80% pour l'Union européenne. Les subventions à l'exportation seraient éliminées en 2013. Les pays en développement estiment que ces subventions sapent les cours mondiaux et pénalisent leur économie locale.

Droits de douane agricoles

Brésil en tête, les grands pays exportateurs réclament un abaissement des droits appliqués par les pays importateurs. Le recul serait de 54% en moyenne pour tous les pays développés et de 36% pour les pays les plus pauvres. Certaines mesures d'atténuation sont déjà prévues pour les produits dits «sensibles».

Produits industriels

En échange des concessions agricoles, les pays riches exigent de ceux du Sud qu'ils s'ouvrent davantage aux importations de produits industriels. Une trentaine de pays émergents devront réduire leurs droits de douane de 3 à 12%, selon la vigueur de leur économie. Là aussi, des mesures d'atténuation sont prévues pour les produits «sensibles».