Concours télé de drag-queens nord-américain, RuPaul's Drag Race déchaîne les passions sur les médias sociaux depuis 10 ans. Parfois décrite comme la soirée du hockey de la communauté LGBTQ+ - les téléspectateurs défendent leur drag-queen préférée avec vigueur et plusieurs bars organisent des soirées de visionnement -, l'émission rejoint un public de plus en plus grand. Analyse d'un phénomène mondial.

RuPaul's Drag Race (RPDR) demande beaucoup à ses participantes, et qu'elles aient 1 an ou 20 ans d'expérience, les drag-queens qui tentent leur chance devront être prêtes à relever d'innombrables défis. «Les participants doivent avoir plusieurs cordes à leur arc: couture, design de vêtements, maquillage, comédie, danse, chant, stand-up, animation et écriture», résume Jean-François Guèvremont, bien connu sous son nom de drag, Rita Baga. À la fin de chaque épisode, RuPaul désigne un gagnant et deux candidates ayant moins bien réussi qui doivent défendre leur place lors d'un «lip-sync battle».

S'inspirant à la fois des concepts d'America's Next Top Model et de Project Runway, RPDR a d'abord été un produit télévisuel diffusé sur Logo TV, une chaîne spécialisée en thématiques LGBTQ+. Devenant peu à peu un succès très lucratif, la série a transité vers la chaîne VH1 en 2017, en plus de voir neuf de ses saisons hébergées par Netflix. Les cotes d'écoute pour la 10e saison en entier ont été de 10 % supérieures à celles de la saison précédente.

Succès critique, elle a aussi reçu plusieurs prix au plus récent gala des Emmy Awards. «L'émission est assez subversive pour marquer l'imaginaire collectif, mais cette subversion s'appuie sur des archétypes archiconvenus de la téléréalité, explique David Myles, docteur en communication et chargé de cours à l'UQAM. RPDR repousse les limites du genre et de la sexualité, mais d'une façon qui peut être comprise par un public éclectique.»

La folie en ligne

RuPaul's Drag Race est un phénomène à la fois à la télé et sur l'internet: elle mobilise les médias sociaux à un niveau rarement atteint par d'autres émissions du genre. «Cette réussite n'est pas si surprenante, dans la mesure où la force visuelle de la culture drag se transpose bien sur les médias sociaux, précise M. Myles. Les drags de RPDR deviennent des figures importantes sur Facebook, Instagram et Twitter, et sont les sujets d'un grand nombre de mèmes, de gifs et d'images qui circulent en ligne.»

La page Facebook de l'émission compte plus de 2 millions d'admirateurs qui suivent avec passion leurs drags préférées. «Certains fans avaient prédit la distribution de la quatrième édition "All Stars" en fouillant les comptes Instagram, en analysant le papier peint d'un endroit ou en reconnaissant certains hôtels», explique M. Guèvremont.

Il ajoute que la communauté virtuelle de RPDR ressemble à celle de Survivor, composée de téléspectateurs qui aiment et qui détestent les candidats avec véhémence. 

«Quand les gens ont des drags favorites, elles peuvent faire n'importe quoi et ils vont les aimer quand même, alors que d'autres sont détestées par tout le monde.»

Si les médias sociaux sont reconnus pour déclencher des réactions intempestives, les admirateurs de RPDR sont particulièrement intenses, estime Jean-Sébastien Laroche, admirateur fini de la téléréalité qui pratique lui aussi la drag sous le nom de Peggy Sue. «À l'origine, le public de l'émission était niché et plus underground: les téléspectateurs ne se retrouvaient pas nécessairement dans d'autres émissions, dit-il. Avec RPDR, ils se sentent spéciaux et plus interpellés à partager leur opinion.»

Un point de vue qui se révèle souvent très cru. «Aux États-Unis, on a remarqué des cas de racisme envers les drags noires et des commentaires très durs sur les corps et les looks. Si une candidate fait de l'ombre à leur préférée, ils vont chercher son petit défaut pour la blesser.»

Machine à vedettes

Les meilleures candidates de RPDR (généralement celles qui accèdent au top 6 chaque année) deviennent des vedettes adulées par des millions de personnes dans le monde. «Elles sont comme des rock stars, dit Jean-Sébastien Laroche. Les jeunes s'identifient à elles, ils s'inspirent de leurs looks et ils se déplacent en foule pour les voir en spectacle. Ce sont des idoles pour eux!»

Des dizaines d'ex-participantes ont lancé des albums de musique. Bianca del Rio a deux films sur Netflix (pas nécessairement réussis). Le site de diffusion propose également une série sur les concours de danse avec Alyssa Edwards. Et elles font toutes des tournées mondiales en solo ou en groupe.

Si bien que plusieurs d'entre elles gagnent des millions chaque année. «Sur 126 participantes, une vingtaine sont millionnaires, révèle M. Guèvremont. En un an, Shangela a offert 285 spectacles et elle demande plusieurs milliers de dollars pour chacun, en plus d'avoir joué dans A Star Is Born avec Lady Gaga!»

Valentina, participante éliminée dans des circonstances mémorables lors de la cinquième saison, est quant à elle devenue une grande vedette en Amérique latine, où elle anime sa propre émission, La Vida de Valentina.

Pas qu'une simple téléréalité

Au-delà des épreuves fort divertissantes et du «bitchage» de coulisses tout aussi apprécié par les téléspectateurs, RPDR a le mérite de lancer la discussion sur des thématiques importantes pour la communauté LGBTQ+. Certaines drags y ont abordé des questions aussi sérieuses que celles de la transphobie, de la sérophobie et du racisme. «Dans la saison 10, il a été question de vampirisation des personnes racisées à l'écran et du rôle de méchantes qu'elles se font souvent donner par le traitement de l'image et la narration des histoires, souligne Jean-François Guèvremont. Ça fait réfléchir au privilège blanc.»

L'émission fait aussi plusieurs clins d'oeil à des personnages et à des moments marquants de l'histoire du mouvement LGBTQ+, dont la tuerie d'Orlando au bar Pulse, en 2016, où certaines candidates se sont déjà produites en spectacle. «En général, les téléréalités exigent des participants un certain dévoilement de soi sous un mode confessionnel ou de témoignages», explique David Myles.

«RPDR tire profit de cette pratique pour communiquer à un vaste public les difficultés auxquelles font face les membres de la communauté LGBTQ+.»

La série mise également sur des sujets plus universels comme la famille, le deuil et la dépendance. «RPDR surfe sur deux fronts: elle assume sa spécificité queer, tout en maintenant que toute personne - qu'elle soit queer ou non - fait face à des difficultés, poursuit le chargé de cours. D'une certaine manière, l'émission a une visée éducative qui cherche à montrer comment les êtres humains - drags incluses - ne sont pas si différents les uns des autres. Et que l'art de la drag est une célébration de l'humanité, de sa diversité et de sa résilience.»

Cela dit, la réputation de l'émission n'est pas sans tache. Plusieurs téléspectateurs reprochent aux producteurs de perpétuer le stéréotype de la «femme noire en colère». RuPaul lui-même a été critiqué durement après avoir remis en question la place des participantes ouvertement trans à l'émission.

Un concept inépuisable?

Après dix saisons standards, trois saisons consacrées aux étoiles et un épisode de Noël, certains pourraient croire que les producteurs étirent la sauce. Pas Jean-Sébastien Laroche.

«La ligne directrice reste la même, mais ils renouvellent la formule chaque année pour nous garder sur le bout de notre chaise! Je trouve qu'ils surfent sur une belle vague en ce moment et ils doivent en profiter.»

En effet, la popularité de l'émission ne se dément pas. «Les cotes d'écoute augmentent tout le temps, dit M. Guèvremont. On est dans le peak en ce moment.»

L'engouement se propage d'ailleurs à l'étranger, et le Brésil, le Chili et la Thaïlande ont leur version locale de l'émission. En 2019, le Royaume-Uni aura sa propre édition de RPDR avec RuPaul comme animateur. «C'est un peu comme du colonialisme de la drag puisque c'est sa vision du métier qui s'exporte», ajoute-t-il.

Or, la popularité grandissante de l'émission auprès du grand public déplaît à certains des admirateurs de la première heure, qui ne se reconnaissent plus dans la série. «Certains fans d'origine issus de la communauté LGBTQ+ reprochent à RPDR de contribuer à la normalisation de l'art de la drag et de servir les intérêts d'un public de plus en plus hétérosexuel, explique David Myles. Par exemple, on reproche souvent à la série de favoriser une esthétique plus conventionnelle ou encore des normes de beauté blanches et ultraféminines. Selon ces personnes, RPDR devrait présenter du contenu moins convenu pour continuer à changer les mentalités.»

«Nous célébrons les personnes qui dansent à l'extérieur de la boîte, ce sont celles que je préfère, estime toutefois RuPaul, récemment interviewé à Yahoo.com. Leurs histoires doivent être racontées, et je pense qu'elles ont de la valeur pour tout le monde, pas seulement pour les drag queens

En spectacle à Montréal

Chaque été pendant la semaine de la Fierté Montréal, le spectacle Drag Superstar attire des milliers de spectateurs (16 000 en 2018) qui acclament un amalgame de participantes des différentes saisons de RPDR. Les vedettes visitent aussi la métropole individuellement tout au long de l'année. Le 21 décembre, l'Olympia accueillera Aquaria, la grande gagnante de la 10e saison, qui se produira seule sur scène, après une succession de numéros de haut niveau de 18 drags locales, dont Rita Baga.

Drag-queens 101

Pageant-queens: Tirée des concours de beauté de type Miss Univers, l'expression désigne les drags au look très soigné (maquillage ultraléché, robes magnifiques, cheveux volumineux coiffés avec soin).

Comedy-queens: Étiquette donnée aux drags particulièrement douées pour jouer la comédie et faire du stand-up, comme la corrosive Bianca del Rio.

Plus-size-queens: Si vous entendez parler de Latrice Royale, d'Eureka O'Hara ou de Darienne Lake, vous avez affaire à des drags rondes qui l'assument fièrement.

Trash-queens: L'adjectif est souvent donné aux drags au look inhabituel, avec des influences punk, grunge ou tout simplement hors-norme, telle Adore Delano.

Fishy-queens: Le terme décrit les drags qui ressemblent naturellement à des femmes ou qui sont particulièrement jolies.

Petit lexique drag

«Sashay away»: Ce que RuPaul dit à une drag quand elle est éliminée.

«Good luck and don't fuck it up»: Un encouragement doublé d'une mise en garde avant chaque défi.

«May the best woman win!»: Une façon de souhaiter bonne chance aux participantes.

«Shantay you stay»: Pour désigner la gagnante du «lip-sync» battle, l'épreuve d'élimination à la fin de chaque épisode.

«Condragulation»: Félicitations à la gagnante d'un défi

«Hiyeeee»: Salutation originale bien connue de tous les admirateurs de l'émission

«If you can't love yourself, how the hell are you gonna love somebody else?»: Encouragements célèbres de RuPaul