S'il en est un qui a donné le goût de voyager au cours des dernières années, c'est bien Bruno Blanchet et ses fameuses chroniques «La frousse autour du monde», regroupées désormais en quatre livres qui sont autant de succès en librairie. Pour ce numéro spécial, il a accepté de reprendre la plume pour nous dresser un portrait humoristique de certains de ceux qu'il a croisés sur sa route.

J'arrivais d'un voyage de six heures en minibus pourri, j'étais le seul étranger à bord, la route était boueuse, nous nous sommes enlisés à deux reprises; chaque fois, les passagers et moi sommes descendus pour pousser le véhicule, en nous marrant de nos mésaventures; je suis arrivé trempé et sali mais heureux à l'auberge Pich Kiri, de Sen Monorom, au Cambodge, seulement pour me faire dire par la «grande voyageuse» assise au bar que je n'avais pas VRAIMENT voyagé aujourd'hui: j'aurais dû faire le trajet assis dans une boîte de pick-up, comme les moins nantis de la société cambodgienne.

«Assis dans un autobus... C'est pas du voyaaaage! C'est du tourisme.»

Elle était venue là à vélo, sur une bécane qui valait au moins cinq fois le salaire annuel d'un de ces moins nantis. Elle avait la culotte avec le derrière-coussinet, et la selle ergonomique confort dernier cri; son «transport local» était équipé d'une sacoche double en tissu imperméabilisé et cuir, cuir dont la couleur était assortie à celle de la selle: un détail qui offrait une finition luxueuse au vélo, comme l'annonçait sans doute la publicité de son magasin de cyclotourisme.

Pardon: son magasin de cyclovoyaaaage.

Son air pffff (!) et son casque aérodynamique en carbone et polystyrène expansé coiffaient le portrait.

Elle a commandé une bière, en anglais, sans ajouter de «s'il vous plaît». On la lui a servie, et devinez quoi? Elle n'a pas dit «merci».

Il passait beaucoup de temps dans sa cabine, sur l'ordinateur. Ou au téléphone-satellite, à régler des transactions importantes. Il possédait une grande entreprise, et il se disait chanceux en affaires. Résultat, il avait des tonnes de fric, ce dont il ne se cachait pas. Mais il n'était pas le seul à bord à ne pas avoir d'ennuis financiers: le voyage pour l'Antarctique coûtait cher, et demandait qu'on s'éloigne du quotidien pour une longue période de temps, un luxe que le salarié moyen pouvait difficilement s'offrir. Lui avait décidé de dépenser son argent de son vivant, et pas de n'importe quelle façon: déjà, il avait conquis les plus hauts sommets de chacun des continents avec son fils (par trois fois, il a dû tenter de gravir l'Everest avant de réussir, à 80 000$ US par personne chaque fois, faites le calcul), atteint le pôle Nord et le pôle Sud, organisé et terminé avec succès un Tour de France personnel (avec l'aide de Steve Bauer), et combien d'autres choses encore que j'ignorais... Il faisait maintenant le voyage pour l'Antarctique afin de voir seulement deux îles inscrites à la liste du patrimoine mondial de l'UNESCO. Je n'en suis pas certain, mais je crois qu'il s'agissait de l'île d'Ascension et de celle de Gough. M'enfin. Le reste, il s'en foutait un peu. Parce qu'il parcourait maintenant le monde dans le but de visiter tous les sites inscrits au Patrimoine. Rien de moins! Voyez un peu sur le site de l'UNESCO. Je lui ai demandé si je pouvais dresser un portrait de lui dans La Presse. J'étais excité. Quel bon sujet! Et peut-être allais-je même lui proposer d'écrire et de publier ses aventures?

«T'es une star, un héros, un grand aventurier, t'es un surhomme, mon cher! Faut que les gens le sachent!

- Non merci, Bruno. Je le fais pour moi.»*

Dans le hall de l'hôtel à Addis-Abeba, un voyageur peste en regardant le journal télévisé de la BBC. Des images de massacres au Kenya déferlent à l'écran. Le voyageur, se croyant sans doute l'unique utilisateur du joual sur Terre, sifflait entre ses dents des termes racistes que je préfère ne pas partager avec vous.

«Ça va?

- Ouais, s'cuse. Je suis tanné de l'Afrique en ta...»

Il faudrait peut-être préciser qu'il avait bien bourlingué, l'enragé: si mon souvenir est bon, il affirmait avoir «visité» 27 pays, dont toute l'Afrique de l'Ouest en trois mois. Lesquels?

«Je ne sais pas, faudrait que je regarde ma liste.»

Il était un collectionneur de visas, comme d'autres collectionnent les timbres ou les figurines de Ma petite pouliche; il était de ceux qui choisissent de comptabiliser leurs destinations plutôt que de les explorer. Il en avait parcouru plus de 120, et son objectif était les 194 répertoriées par l'ONU. Son pays préféré en Afrique?

«L'Afrique du Sud, cent milles à l'heure!

- Et pourquoi?

- Parce qu'au moins, il y a des Blancs, stie!»

Sérieux? Après 120 pays? Vivement l'ouverture d'esprit! Il m'a donné l'adresse de son blogue personnel. En sortant du hall, j'ai jeté le papier à la poubelle.

Au Salon du livre, je signe des autographes. Une dame âgée m'aperçoit, et elle passe devant toute la file, en arborant un large sourire.

«Excusez-moi, M. Blanchet, je voulais juste vous dire, l'année passée, j'ai lu votre livre, et je me suis dit: «Vas-y, ma vieille! Toi aussi, t'es capable!» J'allais avoir 70 ans, et j'avais jamais voyagé de toute ma vie... Je n'étais jamais même sortie du Québec! Et pis, je suis partie.

- Et vous êtes allée où?

- Je suis allée en Italie. J'ai vu le pape sur son balcon. C'était le plus beau jour de ma vie. L'année prochaine, je vais aller au Mexique... Je pense que j'ai attrapé la bougeotte!»

Je ris.

«Bonne journée, M. Blanchet. Et bon voyage, là!»

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* Ce fameux voyageur est Bruno Rodi, notre plus grand voyageur québécois, qui n'était pas prêt en 2010 à parler de ses voyages. Mais qui l'est en 2014!