Malgré les heures passées côte à côte en vol, nos voisins de siège demeurent souvent anonymes.  Notre collaboratrice a voulu briser cette bulle invisible, faisant des découvertes aussi étonnantes qu'enrichissantes.

Al Ameen Khan, 72 ans, retraité

Habite à San Francisco

Rencontré lors d'un vol entre Suva (Fidji) et Los Angeles

Était-ce son regard doux, son rire communicatif ou son attitude avenante? Difficile de savoir, mais Al Ameen, «Al» aux États-Unis, fait partie de cette catégorie de gens qui nous charment au premier instant.

Je suis à peine assise, les salutations d'usage terminées, qu'il me confie avoir pleuré plus tôt dans la journée.

«Ça faisait des années que ça ne m'était pas arrivé. Je suis éloigné de ma femme pendant de longues périodes, je ne pleure pas. Les enfants ont quitté la maison, je n'ai versé aucune larme. Mais aujourd'hui, je n'arrivais pas à me contenir. Même le chauffeur de taxi s'est inquiété pour moi!

- Mais qu'est-ce qui vous a tant bouleversé?

- Vous allez trouver ça ridicule: j'ai quitté ma chienne. Je retourne à la maison, à San Francisco, et je ne sais pas quand je la reverrai.

- Oh, si ce n'est que ça... Vous m'avez fait peur!»

Il rit de bon coeur.

«Je n'ai jamais eu d'animal de compagnie et au départ, je voulais un chien de garde pour me protéger. Là, c'est moi qui la protège! Elle est si intelligente. Tu sais, je suis végétarien et je lui prépare du poulet pour lui faire plaisir. Ma femme me trouve dingue.»

Al me raconte qu'il retourne dans ses îles Fidji natales régulièrement, mais qu'il habite la Californie depuis 1967.

«J'ai senti l'appel du large, comme bien des insulaires. Je ne regrette rien. J'ai eu une belle vie, deux beaux enfants, mais j'aime toujours revenir à Suva où j'ai une maison entourée d'arbres fruitiers.»

Il me montre une photo de sa maison, de sa magnifique famille et, bien sûr, plusieurs photos de Foxy, sa chienne.

Je lui demande s'il aime toujours habiter aux États-Unis.

«Oui, mais je m'inquiète pour mes petits-enfants. Quel pays voulons-nous leur laisser ? Récemment, j'ai eu des problèmes avec un voisin pour de banales histoires de stationnement. Il m'a dit de retourner dans mon pays, sinon il allait me tirer dessus! Ses enfants ont lancé des crottes de chien sur ma voiture et l'ont égratignée. J'ai appelé la police et mes voisines se sont portées à ma défense. Il s'est calmé depuis, mais pour moi, c'est du jamais vu.»

Al n'a pas la langue dans sa poche et ne se fait pas prier pour exprimer ses opinions. Je lui demande s'il se considère comme un Américain.

«Oui, j'ai même servi dans l'armée américaine dans les années 70 et nous étions tous de fiers Américains. Aujourd'hui, on dirait qu'on a perdu quelques étoiles. On est devenus champions du divorce, de la vente de nos cochonneries dans le monde entier et de l'ingérence dans les affaires des autres.

- En tant qu'immigré, avez-vous eu des problèmes après les événements du 11-Septembre?

- Non! San Francisco n'est pas le Texas. Les gens sont très tolérants, même s'il y a encore beaucoup de confusion et d'ignorance. Nous sommes musulmans et ma fille n'a jamais eu de problèmes à l'école, contrairement à son amie - aussi d'origine indienne, mais de confession hindouiste - qui s'est fait intimider. Les Américains ont beaucoup de difficulté à démêler tout ça - ce que je comprends -, mais si les gens prenaient la peine de s'intéresser à l'autre, de poser des questions, on pourrait éviter beaucoup de conflits, une conversation à la fois.»

Ou un vol d'avion à la fois. Merci, Al Ameen.