Sole roulée accompagnée de ravioles de blettes crémeuses au citron, volaille fermière chutney et dattes au poivre: imaginés par les plus grands chefs de la planète, des plats gastronomiques sont servis à 10 000 mètres d'altitude aux passagers des classes premières et affaires.

Si les grandes compagnies aériennes ont réduit comme peau de chagrin leurs prestations culinaires sur les vols de courte durée en raison de la crise économique et de la puissance des compagnies à bas coûts, qui ont imposé le sandwich payant, elles misent de plus en plus sur le prestige.

«Je pense sincèrement que mal manger dans un avion peut faire fuir la clientèle», estime Anne-Sophie Pic, seule femme trois étoiles au guide Michelin, qui a élaboré des menus pour la cabine La Première d'Air France. «Un rêve pour beaucoup de chefs, car la compagnie nationale est un peu l'ambassadrice de la gastronomie française que je défends».

«Le repas contribue à sécuriser, à apporter du réconfort, à déstresser les passagers», ajoute-t-elle. «Mais je ne voulais pas que la générosité des plats passe par quelque chose de compliqué. Je souhaitais des choses simples et lisibles», explique-t-elle.

Son confrère belge, Yves Mattagne (deux étoiles), qui officie habituellement au Sea Grill Restaurant du Radisson SAS Royal Hotel à Bruxelles, s'est lui associé à la compagnie indienne Jet Airways, «par défi», «parce que Jet Airways est positionnée sur le haut de gamme» et un peu aussi parce que sa femme est indienne.

«La gastronomie aérienne est un bien grand mot», dit-il. «Dans les avions, on constate souvent que les plats sont conçus avec beaucoup trop de complexité alors qu'il faut plutôt miser, selon moi, sur la simplicité: on a besoin d'un beau produit, bien fait, bien travaillé».

Pour autant, imaginer au sol un plat, même le plus épuré, est une chose, servir des repas savoureux dans les airs reste un défi.

«Cuisine différée»

«Quand Anne-Sophie Pic prépare un plat dans ses restaurants (Maison Pic à Valence, La Dame de Pic à Paris, etc.), il est servi dans la foulée. Nous, nous faisons de la cuisine différée», explique Michel Nugues, un des grands chefs de Servair, qui a notamment élaboré les menus servis autrefois sur les vols Concorde.

Dans ce temple industriel des plateaux-repas, installé au pied des pistes de Paris-Charles-de-Gaulle, des milliers de personnes fabriquent, refroidissent, stockent et dressent les plats qui seront servis à bord des avions de compagnies du monde entier jour et nuit.

Et il se passe souvent plus de 24 heures avant que le plat n'arrive sur la tablette des voyageurs.

En outre, le goût est altéré en altitude, l'air de la cabine y est très sec. Les chefs intègrent donc à leurs recettes des rehausseurs de goûts. «C'est le gingembre que nous ajoutons à nos sauces pour leur apporter un certain peps», confie M. Nugues.

Les cuisiniers doivent aussi composer avec une liste d'ingrédients fortement déconseillés (flageolets, choux pour des raisons évidentes...), voire interdits comme les poissons crus, les poissons avec arêtes, les aliments heurtant les esprits (le lapin apprécié des Français porte malheur selon certaines croyances).

La nationalité de la compagnie ajoute parfois des contraintes supplémentaires.

«Comme ma femme est indienne, j'avais quelques références en cuisine indienne et j'en connaissais les restrictions: pas de boeuf, pas de veau, pas de porc», explique ainsi Yves Mattagne. «Mais elle permet aussi une variété infinie de plats grâce à ses épices, ses parfums. On travaille beaucoup la volaille, la pintade, le poisson, le homard».

Outre la simplicité, l'obsession des chefs reste la phase délicate de réchauffage à bord de l'avion. Quelques secondes de trop et le plat est raté. Alors, ils dispensent eux-mêmes des formations aux hôtesses et stewards.

«Stratégie de différenciation»

«Singapore Airlines (SIA) a intégré, depuis près de 20 ans, l'offre de restauration à bord comme un point fort de sa stratégie de différenciation, au côté d'une flotte moderne et performante, de cabines à la pointe de l'innovation en matière de sièges, de systèmes de divertissement à la carte et d'un service haut de gamme dans toutes les classes», commente Franklin Auber, porte-parole.

Sur le plan culinaire, la compagnie s'est notamment entourée de deux chefs trois étoiles, le Français Georges Blanc et le Japonais Yoshihiro Murata (restaurant Kikunoi).

«La classe affaires est devenue le champ de bataille prioritaire de toutes les compagnies parce que sur ce segment très rentable, le marché est fortement concurrentiel et la clientèle exigeante», analyse Bertrand Mouly-Aigrot, expert de l'aérien au cabinet de conseils Archery strategy consulting. Les menus sont devenus l'une des façons de se distinguer.

Le catering représente 5,5% du total des coûts de Singapore qui dépense environ 18,4 millions d'euros chaque année pour les seuls vins et champagne. Air France y consacre, elle, 4% de ses coûts et écoule un million de bouteilles de champagne, autant de bouteilles de vin.

Singapore se targue même d'être «la seule compagnie à proposer les deux Champagne les plus prestigieux au monde en Suites et Première classe: Dom Perignon et Krug Grande cuvée».

Et pour tenir compte de la variété des nationalités à bord d'un même avion, les compagnies proposent à la fois des menus aux couleurs du pays qu'elles représentent et des plats mondialisés conçus par une palette de cuisiniers venus du monde entier.

«Une chose amusante, souligne la responsable de Jet Airways, nos passagers internationaux souhaitent généralement tester la cuisine indienne, les Indiens la cuisine internationale».

Ultra médiatisé aujourd'hui, le souci de bichonner sur le plan culinaire les passagers haute contribution est pourtant ancienne.

«En 1933, ce sont les barmen du Ritz et du George V qui, sur leurs jours de congé, préparaient des paniers pique-niques pour les passagers d'Air France», rappelle Boris Eloy, directeur du marketing et de l'innovation chez Servair, numéro 3 mondial du catering derrière LSG Sky Chefs (Lufthansa) et Gate Group.

À cette époque, il n'y avait aucune limite, dit-il. Aujourd'hui, la maîtrise des coûts reste le leitmotiv des compagnies.

Un plateau en classe économique coûte de 5 à 9 euros contre 15 à 30 euros pour la business et de 50 euros à l'infini pour la première classe, indique Pierre Brugère, responsable du marketing chez Newrest, un concurrent de Servair à Paris-Charles-de-Gaulle.

La restauration aérienne représente un énorme marché estimé à 10 milliards d'euros, selon des données d'Archery Strategy Consulting.