Ils arrivent par centaines de milliers, le plus souvent la nuit, sur les plages de l'estuaire et du golfe du Saint-Laurent, où ils déferlent en bancs serrés, portés par la marée. Qui ça ? Les capelans, de petits poissons cousins de l'éperlan, que l'on pêche à l'épuisette, voire au seau, tant ils sont nombreux au moment du frai.

À Saint-Irénée, dans Charlevoix, comme partout où le capelan va frayer, c'est une tradition : dès la mi-mai, les amateurs attendent la manne, groupés autour de feux de camp, souvent jusqu'à très tard dans la nuit. Tout le monde, ici, raffole de ce petit poisson à chair blanche et délicate. Certains le congèlent pour en avoir toute l'année. D'autres n'en mangent qu'en saison, comme un plaisir rare qu'on savoure avec parcimonie pour ne pas le dénaturer.

Dans tous les cas, la pêche au capelan est une activité sociale, une occasion de passer du temps en famille ou entre amis. À la brunante, les camionnettes commencent à s'aligner le long de la plage de Saint-Irénée, près de la bien nommée jetée des Capelans. On débarque le bois pour le feu, les chaises pliantes, les « chaudières » de cinq gallons, les épuisettes (qu'on appelle « puise »), les bottes hautes, l'indispensable glacière, et on s'installe tranquillement. On décapsule une bière, on s'interpelle en rigolant, les enfants cueillent des cailloux, des trésors, des riens.

Quelques étrangers...

Tout le monde se connaît. Ou presque. Il y a quand même quelques étrangers, des gens venus de la ville, de Québec et même de Montréal, comme Stavros Apostolopoulos, d'origine grecque, qui, avec son oncle et son cousin, Kostas Karalis et Kostas Adamopoulos, vient chaque année depuis 30 ans.

« J'ai essayé plusieurs endroits, jusqu'à Sept-Îles, dit-il dans son anglais rocailleux. Mais en fin de compte, ici, c'est moins loin, et les chances de prendre du capelan ne sont pas moins bonnes qu'ailleurs », dit M. Apostolopoulos

Il a en déjà pris 125 lb, c'est dire. 

S'attend-il à une aussi bonne pêche ce soir ? Il hausse les épaules en souriant. « Peut-être que oui, peut-être que non... »

Là est toute l'affaire : on ne sait jamais exactement quand (ni même si) la manne se présentera. Posez la question à 10 mordus, les 10 émettront des hypothèses différentes quant aux « conditions gagnantes » : température de l'eau, marée haute, marée basse, lune pleine ou pas... Seule constante : tous ont des histoires de pêche miraculeuse à raconter, des histoires drôles, folles, incroyables, dites avec une gouaille et un accent inimitables.

Le verbe haut

« L'année passée, il y en a tellement eu qu'on pilait dessus, hein, Patrice ? », lance Nancy Tremblay, le verbe haut, la parole facile, la moquerie toujours prête. Patrice Girard, son mari, plus taiseux, sourit en coin. Comme tous les autres, il a les yeux brillants à l'évocation de cette pêche extraordinaire. « Ouais. Dire que, la semaine dernière, on en a pris 104, à 4 gars, et il a fallu aller les chercher loin, loin là-bas », dit-il en montrant du doigt une langue de sable découverte par le jusant. Cent quatre poissons, misère. Et on dirait bien que ce ne sera pas meilleur aujourd'hui. Mais ça semble ne décourager personne.

Encore que la veille, vendredi, on comptait une douzaine de feux sur la grève. Ce soir, deux ou trois seulement. Les mordus d'hier ont sans doute jugé que les astres n'étaient pas alignés. Parmi eux, Hugo, venu de Saint-Urbain avec son fils, faisait pourtant preuve d'un bel optimisme. À 2 h du matin, quand nous avions quitté les lieux, il espérait encore que le miracle s'accomplisse. 

De même, Bryan Bilodeau Lajoie et sa compagne, Annie Girard, deux vrais aficionados qui pêchent tout ce qui se pêche, été comme hiver, ont attendu jusqu'à 4 h 30 avant de se résigner à rentrer à Clermont. Bryan racontait avec des étoiles dans les yeux la récolte quasi biblique qu'il avait faite l'an dernier, photos à l'appui.

« Même quand on n'en prend pas, on aime ça pareil, dit Annie. C'est le seul endroit où je suis capable de relaxer ! », ajoute-t-elle.

Avec six enfants (deux à elle, quatre à lui), on peut comprendre...

Samedi, donc, à mesure que la nuit tombe, le petit groupe s'agrandit autour du feu de Patrice. Ils sont bien une vingtaine - parents, amis, cousins, cousines, voisins, neveux et nièces de tous les âges. Ça placote, ça rigole, ça fait griller des guimauves et des saucisses, ça chouenne (chouenner : dire des bêtises, raconter des histoires extravagantes)... 

De temps à autre, quelqu'un se lève, va aux nouvelles au bord de l'eau. Toujours rien. Il paraît que, quand le capelan commence à « rouler » (c'est ce qu'on dit quand le poisson déferle sur la plage), une odeur de concombre se répand. On hume l'air, on croit déceler un parfum ténu de cucurbitacée. Mais l'odorat est un sens si facile à tromper...

Histoire d'être prêts si ça se met à rouler, les pêcheurs les plus enthousiastes ont enfilé leur combinaison bottes-pantalon, qui leur permet de s'avancer loin dans l'eau glaciale du fleuve. Puise sur l'épaule, lampe au front, ils s'aventurent jusqu'au bout de la pointe de sable. La consigne, s'ils voient quelque chose, est de faire clignoter leur lampe frontale pour alerter ceux qui restent sur la grève. Une petite effervescence agite le groupe quand on croit voir le clignotement tant attendu... pour se rendre compte que c'est le flash du photographe de La Presse qui crépite.

Une vague de deux pieds

Pendant ce temps, Jean-Claude Lavoie, chouenneux hors pair venu de Saint-Honoré, près de Chicoutimi, en profite pour conter la fois où il s'est fait renverser par une vague de deux pieds. « J'ai failli périr !, dit-il dans son langage coloré et émaillé de sacres bien croquants. J'étais pompette un peu, tu sais ben, on prend une bière pis une autre... J'étais dans l'eau jusqu'à mi-cuisses, la vague m'a ramassé, je suis tombé cul par-dessus tête. Me v'là tout désorienté, la salopette pleine d'eau, pis y fait noir comme chez le loup, pas capable de savoir par y'où m'en aller. J'ai fini par r'prendre mes sens, j'tais gelé comme un rat, me su t'en allé direct dans le char, j'ai ôté tout mon linge, j'ai mis la chaufferette au boutte, pis je suis retourné chez nous en bobettes ! »

Il s'est équipé de neuf avant de venir : une puise à mailles fines, une lampe frontale, des bottes-pantalon. « Y ont ri de moi l'an passé à cause que j'étais mal équipé, y riront pas de moi c't'année ! »

Vers minuit, Patrice revient avec, au fond de son seau, 17 malheureux capelans ramassés de peine et de misère. « C'est une petite poêlonnée, va falloir ben des accompagnements pour faire un souper ! », dit Nancy en riant.

Les enfants sont fatigués, la compagnie commence à ramasser ses affaires. On parle de revenir le lendemain. Ou mercredi, peut-être : la marée sera haute vers 20 h. On ne sait jamais.

Tout est une question de foi.

Photo Pascal Ratthé, collaboration spéciale

Devant la cabane où, jusqu’à il y a peu, on pouvait acheter du poisson frais (y compris du capelan), Patrice Girard se prépare à une longue veillée dans l’attente de la manne. 

Photo Pascal Ratthé, collaboration spéciale

Seaux, épuisettes, chaises pliantes, tout est prêt. Ne manque que le poisson.

La pêche au capelan

La pêche récréative au capelan ne fait l'objet d'aucune restriction, mis à part l'interdiction d'utiliser des filets et des seines pour le capturer. Toutes les prises doivent servir exclusivement à la consommation humaine. On n'a donc pas le droit de s'en servir pour appâter les ours, par exemple, ni pour engraisser les cultures, comme cela se faisait autrefois. Il est également interdit d'en vendre, à moins de disposer d'un permis de pêche commerciale. La pêche récréative ne nécessite aucun permis.

L'apprêter

Pour le nettoyer, couper partiellement la tête en commençant par le dos et tirer dessus à l'aide du couteau : les entrailles suivront. Nul besoin d'éventrer le petit poisson. Cette méthode a l'avantage de garder intacts les oeufs des femelles, un délice ! Pour le cuire, rien de plus simple : on l'enfarine légèrement et on le frit à feu vif dans une égale quantité de beurre et d'huile, jusqu'à ce qu'il soit bien doré et croustillant. Saler, poivrer et déguster nature, avec les doigts et un bon verre de blanc.

Le capelan expliqué

• Nom scientifique: Mallotus villosus

• Habitat: le capelan frai de la mi-avril au début d'août sur les fonds sablonneux et les plages de l'estuaire et du golfe du Saint-Laurent. On en trouve à Terre-Neuve, à Anticosti, un peu partout sur la Côte-Nord, en Gaspésie et sur les rives de Charlevoix et du Bas-Saint-Laurent.

• Température de l'eau au moment du frai: 6 à 10°C

• Espérance de vie des capelans: 2 à 6 ans

• Nombre d'oeufs que pond une femelle: 6000 à 12 000

• Taille d'un capelan à maturité: 20 à 25 cm

Consultez les données du Réseau des observateurs du capelan

Photo fournie par Claude Tremblay, Observatoire global du Saint-Laurent

Un capelan