Le Shard, qui ouvre vendredi au public son observatoire dans les nuages, est salué comme le plus haut gratte-ciel d'Europe. Mais il est aussi le symbole de l'extraordinaire vitalité du «nouveau Londres» tentaculaire, hérissé de grues, qui se réinvente au sud de la Tamise, longtemps déshérité.

Londres comme vous ne l'avez jamais vue

Le plan d'affaires table sur 1 million de visiteurs par an et les premiers billets se sont arrachés, bien avant l'entrée en fonction des ascenseurs qui partent à l'assaut de la flèche de verre culminant à 310 mètres.

L'ouverture de la plate-forme constitue en quelque sorte un pré-baptême pour la réalisation de l'architecte italien Renzo Piano coutumier de la controverse. Le centre Pompidou qu'il a cosigné dans les années 1970 a souvent été comparé à une gigantesque raffinerie au coeur de Paris.

Si le Shard choque, c'est d'abord en raison de son luxe que d'aucuns jugent intempestif. La vie s'installera progressivement en 2013 dans la mini-ville verticale de 8.000 habitants qui ne connaît pas la crise, face à l'opulente City à l'étroit dans son km2, sur l'autre rive du fleuve.

Avec ses somptueux bureaux, son hôtel 5 étoiles, ses restaurants et appartements haut de gamme, l'immeuble financé à 95% par le Qatar met un terme à des siècles de concentration de la richesse dans l'ouest, le centre, et le nord de la capitale.

«Ce qui est merveilleux avec Londres, c'est qu'à bien des égards ça ne s'arrête jamais. C'est lié quelque part au commerce, au business. C'est dans ses gènes», explique à l'AFP William Matthews, architecte au sein de l'équipe de Piano.

«C'est vraiment une histoire de renouveau, de renaissance», s'extasie Peter John, le responsable de Southwark. Ce district relativement prospère au temps du Londinium romain est longtemps resté le plus mal famé de Londres avec ses tripots et ses bordels. Il a servi de décor à Oliver Twist, le roman le plus poignant de Charles Dickens pour dépeindre la misère industrielle dans l'Angleterre du XIXe siècle.

La fermeture du port de Londres dans les années 60-80 a accru la paupérisation. Aujourd'hui encore, le revenu moyen annuel par foyer à Southwark, qui compte 290 000 habitants, est l'un des plus bas du pays.

Mais depuis 25-30 ans, le changement est "époustouflant", relève Peter John. Les entrepôts aux noms évocateurs de l'Empire britannique disparu -«East-India dock», «Vanilla Court»- ont été transformés en lofts spacieux, façon New York.

Des millions de mètres carrés de bureaux ont été créés dans des cathédrales de verre, en face de la tour de Londres moyenâgeuse abritant les bijoux de la reine. La diversité est extrême. Tower Bridge, construit à la fin du XIXe dans un style évoquant Disneyland, jouxte le Design Museum de Sir Terence Conran et le bulbe penché de l'hôtel de ville.

Comparé au casque de Dark Vador, l'immeuble est la dernière réalisation en date de l'architecte Norman Foster anobli sous le titre de «baron Foster des berges de la Tamise».

Plus en amont, la Tate Modern créée en l'an 2000 dans une centrale électrique désaffectée revendique le titre de musée d'art contemporain le plus visité au monde. À proximité, une autre tour de 52 étages dessinée comme un boomerang émerge, à Blackfriars bridge.

«Mais c'est le Shard qui repousse les limites. Il est le symbole par excellence des nouvelles opportunités en matière d'emplois, de loisirs, d'habitat nouveaux», insiste Peter John.

Le débarquement d'une population à fort pouvoir d'achat bénéficiera à l'ensemble du district de Southwark, dit-il. «Le positif l'emportera sur les aspects négatifs.»

Le négatif c'est d'abord l'envolée des loyers. À l'ombre du Shard, le quartier post-industriel de Bermondsey se vide de sa population la moins favorisée, remplacée par des «bobos», les bourgeois-bohêmes.

Plus on s'écarte du fleuve vers le sud, du côté d'Elephant and Castle, plus le négatif est criant.

Jerry Flynn, professeur, est le porte-parole d'une association de défense des résidents de Heygate estate, ensemble d'habitations HLM transformé en cité fantôme dans l'attente des bulldozers.

«Il y avait 1200 appartements et pratiquement tout le monde est parti. Ça a été une expérience très traumatisante», dit-il.

«La réalité, c'est que les nouveaux développements vont complètement changer la zone. Les travailleurs, les familles à bas revenu ne pourront pas rester". Nous, ce qu'on voudrait c'est une reconversion dont les bénéfices seraient un petit mieux partagés», ajoute-t-il dans un sourire gêné.