Pendant la Seconde Guerre mondiale, «le pont de Waterloo a été reconstruit par des femmes. Et vous voyez les escaliers sous le pont, c'est là où j'ai dormi pendant deux mois dans une cabane de palettes et de cartons», raconte Viv, guide touristique singulière à Londres. Elle est sans-abri.

«Sous ce pont, à péage jusqu'en 1969, une famille nourrit jusqu'à 200 sans-abri tous les dimanches», explique Viv, cinquantenaire au visage émacié et à la dentition clairsemée, à une dizaine de touristes qui découvrent un Londres inédit.

Le principe de ces tours à pied : découvrir l'histoire d'un quartier londonien à travers les yeux d'un sans-abri qui l'a fréquenté.

Le tour de Viv débute sur les bords de la Tamise à Temple square, où se dresse la statue d'un industriel britannique William Edward Forster, et qui fut la «maison» pendant quatre étés de cette mère de famille.

«Le banc là-bas, c'était le mien», se rappelle-t-elle en pointant du doigt une famille assise en train de manger des sandwiches.

«Dans un square, vous êtes à l'abri parce que c'est fermé la nuit. Pas de risque d'être attaqué. Si un banc se libère, vous le savez par le bouche à oreilles», explique Viv, dont le front en sueur et le rapide débit de sa voix trahissent l'appréhension.

Le groupe est tout ouï, un peu sonné par les informations distillées par Viv sur sa vie privée entre deux pans d'histoire. Elle évoque le bain en pierres du King's College, où Charles Dickens s'est trempé, et explique la raison d'être d'un chalet, qui sert de café aux chauffeurs de taxis depuis la fin du XIXe siècle.

Halte sous une arcade, dans le prolongement du très luxueux hôtel Savoy, où la tradition veut que par superstition, un 14e couvert face à un chat en bois soit dressé pour toute table de 13 convives.

Après avoir raconté l'anecdote de Kasper le chat, Viv enchaîne sans pause: «On était jusqu'à 200 personnes à dormir sous l'arcade avant qu'ils ne la ferment avec des grilles. Une nuit, des hommes ont aspergé d'essence une vieille dame endormie et ont essayé d'y mettre le feu. Heureusement, certains les ont chassés», se rappelle-t-elle.

Finalement, les langues se délient : «L'hôtel ne vous donnait pas de nourriture?», demande un touriste. «C'est un hôtel de riches», répond Viv sans amertume dans la voix.

Puis les questions osent se faire plus personnelles : «Pourquoi vous êtes-vous retrouvée à la rue?», demande Paul van Beusekom, un Néerlandais de 32 ans. «Mon mariage a volé en éclats. J'ai laissé mes deux enfants et suis partie» en 1997, confie-t-elle sans s'appesantir. La blessure est béante, les touristes n'insistent pas.

Depuis plus d'une dizaine d'années, Viv n'a pas de domicile fixe : elle erre de parc en pont, quand elle n'est pas hébergée comme actuellement chez des proches.

Comme elle, une demi-douzaine de sans-abri travaillent comme guide à Londres. L'initiative, lancée par l'organisation Sock Mob, leur permet de gagner un peu d'argent : chaque guide empoche 60% de la recette du tour, qui coûte 10 livres (14 dollars) par personne, ainsi que 40 livres pour les transports et 20 livres de communications téléphoniques par mois.

Les tours permettent à Viv de gagner entre «25 et 30 livres» par semaine. «C'est peu mais ça vaut quand même la peine», estime-t-elle, vêtue d'un imper beige seyant déniché dans la rue.

Mais surtout, ces tours lui permettent d'occuper ses journées et sa tête  : «J'ai autre chose à faire que de vendre le Big Issue», hebdomadaire distribué par les SDF, explique Viv, toujours à l'affût d'anecdotes pour enrichir sa visite.

Ces tours montrent que les sans abri «ne sont pas toujours des flemmards», estime sans ambages une touriste britannique de 56 ans, Angie Hester, en visite à Londres.

Sur un autre ton, Paul reconnaît être «plus intéressé» par la vie de Viv que par l'histoire de Londres. «C'est embarrassant de demander aux SDF pourquoi ils se sont retrouvés à la rue. Là, je peux le faire. C'est un monde flippant», lâche-t-il, avant que son amie ne glisse quelques pièces à Viv à la fin de la visite.