Une grand-mère franchit lentement le pont qui enjambe le canal. Sa charge est encombrante; derrière elle, un long sapin dépasse d'un cabas à roulettes.

À Venise, où les rues ressemblent à des rivières, on transporte aussi les conifères dans des bateaux. La nuit, ils brillent entre les volets verts des maisons. Sur le Grand Canal, des guirlandes de branches égaient les balcons. Et des étoiles lumineuses se greffent aux portes monumentales des églises.

Lorsqu'on habite une ville au décor aussi époustouflant, inutile d'en mettre plein la vue. Dans le secteur Dorsoduro, un bar à vin accroche de discrètes boules dorées à un sapin fait de bouchons de liège. Un artisan en découpe d'autres dans du papier marbré, tandis qu'un pâtissier empile ses macarons en pyramides multicolores.

«À Venise, Noël est une fête plus raffinée, moins commerciale qu'ailleurs», constate Lorenza Savini, Vénitienne ayant habité plusieurs continents.

Chaque année en décembre, explique-t-elle, les exilés, dont elle a longtemps fait partie, viennent retrouver leur famille et honorer une gastronomie plusieurs fois centenaire.

Pour les touristes aussi, c'est une époque bénie... parce que leurs semblables se font soudain très rares. Le reste de l'année - entre le carnaval de février et le mois de novembre -, c'est la cohue perpétuelle: 20 millions de visiteurs envahissent la petite ville de 60 000 habitants!

En décembre, tout est différent. Les Vénitiens s'arrêtent avec le sourire pour vous montrer la route au lieu de se frayer un chemin en grommelant. Libéré des foules, on découvre à chaque détour une carte postale vivante.

Bien sûr, il y a les palais et les églises. Mais Venise est aussi une ville bricolée. Un labyrinthe où tout se chevauche, où les clochers penchent, où certaines rues font 65 cm de largeur et où les fenêtres sont décentrées pour capter la lumière.

La nuit, le moindre coup de talon résonne sur les pavés. Le jour, les bruits de moteur se mêlent aux cris des gondoliers et aux battements d'ailes.

Des menuisiers passent, des planches sous le bras. Les enfants se pourchassent autour des arbres. Les amoureux se lovent sur les bancs de parc. Et les gondoliers palabrent, appuyés sur les balustrades des quelque 400 ponts de la ville.

Puisqu'on ne fait la file nulle part, il faut plus que jamais prendre le temps de se perdre. Comme d'autres l'ont dit déjà, Venise se révèle minuscule comparativement à sa réputation immense. Pour la traverser d'une extrémité à l'autre, il faudrait moins d'une heure. Pour se rendre de point en point, on a rarement besoin de plus de 10 ou 30 minutes. Et l'on finit toujours par retrouver le Grand Canal, où il est facile de voguer à bord d'un vaporetto pour rentrer à bon port. Chose certaine, tout est magique dans une ville où l'on n'est jamais certain, labyrinthe oblige, de pouvoir revenir sur ses pas.

Grignoter toute la journée

La météo? En décembre et en janvier, la température moyenne atteint 7 degrés Celsius (soit environ 15 de plus qu'à Montréal). Quand le soleil brille ardemment, il fait étinceler les canaux et les vitres des palais. On s'assoit alors en petite veste sur les terrasses en bordure des quais. Lorsque la brume s'installe, on doit enfiler son duvet, mais la ville semble surréelle. Et l'occasionnelle neige la rend carrément féérique.

De temps à autre, des sirènes datant de la Seconde Guerre mondiale annoncent que l'eau débordera bientôt des canaux. C'est l'«acqua alta». Les Vénitiens sortent alors des passerelles et enfilent leurs jambières de caoutchouc. Et la vie continue les pieds dans l'eau... en classe, au bureau, au resto, et même à l'opéra.

Ici, les frileux ont de toute façon mille prétextes pour se réchauffer. Du midi au soir, les halos dorés des innombrables bars à vin («bacari» et «onotece») happent les passants. Derrière la buée des vitres, ils découvrent les étalages de «cichetti» - des bouchées semblables aux tapas que les Vénitiens avalent au comptoir, en se serrant les coudes.

Dans les pâtisseries, les vitrines regorgent de douceurs traditionnelles. On y boit d'immenses chocolats chauds un peu amers, garnis de crème fouettée, ou encore un vin brûlé aux épices. Dans la microscopique cuisine de la Pasteceria Bucintore, Gino Zanin multiplie les petits pains des doges, couverts de sucre, et enrubanne ses «focaccie veneziane» - une brioche de Pâques qui rivalise de plus en plus avec le panettone.

Musiques hivernales

Dans le secteur San Polo, sur la grande place du même nom, les maisonnettes d'un marché de Noël contrastent de façon saisissante avec les palais érigés entre les IXe et XVIIe siècles. Des jambons énormes pendent de leurs toits. Des dames au petit chien y achètent aussi des rectangles de nougat et des fromages moulés aux quatre coins de l'Italie. Tout près, des familles entières tournicotent sur une patinoire réfrigérée.

Partout en ville, des affiches annoncent les concerts des Fêtes. À deux minutes de la place Saint-Marc, un palais gothique du XVe siècle a vu grandir deux doges, plusieurs évêques et un saint. Aujourd'hui, les touristes ravis y suivent des chanteurs d'opéra de pièce en pièce (www.musicapalazzo.com).

Ils entrent par une petite cour dotée d'une grille donnant sur le canal. Ils gravissent ensuite un grand escalier de pierre ponctué de chandelles, puis découvrent des salons lourds de miroirs dorés, de lustres, de tentures et de fresques du célèbre peintre Tiepolo.

Il ne faut évidemment pas s'attendre à un spectacle digne de La Fenice (la très célèbre maison d'opéra locale), mais le fait d'être assis à un bras des artistes a quelque chose d'irréel.

Pour une expérience plus authentique, on suivra les Vénitiennes en manteau de fourrure dans des églises grandioses. Le 26 décembre, presque tout Venise se réunit sous les voûtes de briques de l'église dei Frari pour le grand concert traditionnel (et gratuit) de la Saint-Étienne.

Le 24 et le 25, c'est la basilique Saint-Marc qui révèle son acoustique fabuleuse. À la messe de minuit, où l'on doit arriver longtemps d'avance, les prêtres déambulent dans leurs robes brodées, tandis que les chandelles font miroiter les mosaïques. Comme chaque dimanche, des chants emplissent la coquille d'or.

Difficile, même pour un athée, de ne pas frissonner. Et cela n'a soudain rien à voir avec la température.