Le Carnaval de Rio se veut un grand spectacle populaire avec la multitude de participants aux nombreux défilés organisés par les écoles de samba. Le Mardi gras de La Nouvelle-Orléans est tantôt une fête populaire qui prend d'assaut les rues de la ville, tantôt un party dégradant dans le French Quarter. En comparaison, le Carnaval de Venise, dont les principales activités se déroulent sur la place Saint-Marc, est plutôt une fête intimiste.

À la saison morte, on croit saisir la véritable Venise. La ville devient tout à coup intimiste et dévoile un autre visage. C'est une autre ville qui apparaît, noyée dans les brumes, mystérieuse. Les eaux de la lagune qui semblent si bien scintiller en été donnent en hiver un air lugubre à la Cité des doges. Un doux tapis de neige souligne les contours des monuments figés dans le froid et les gondoles serrées les unes contre les autres, ballottées par les vagues, trinquent ensemble. Même les pigeons semblent sans entrain.

Certes, les touristes sont toujours là, mais sans prendre toute la place... à tout le moins jusqu'au carnaval, un écho de cette fête qui jadis fascinait et captivait toute l'Europe et où, durant l'hiver vénitien, tous se laissaient emporter par l'ambiance d'un soir de fête.

Remontant au Moyen Âge, le Carnaval de Venise est une fête traditionnelle qui a acquis ses lettres de noblesse pendant la Renaissance. Les déguisements s'inspirent alors de la commedia dell'arte et permettent à tous les Vénitiens, quelle que soit leur condition sociale, de participer à la fête. Relégué aux oubliettes pendant longtemps, le Carnaval de Venise est réapparu en 1979 et il est aujourd'hui l'un des carnavals, avec celui de Rio et de La Nouvelle-Orléans, les plus connus au monde.

C'est donc après une éclipse de près de deux siècles que Venise prête à nouveau son décor aux féeries et fantasmagories du carnaval. Ainsi pendant les 10 jours précédant le Mardi gras (soit le 8 mars cette année) renaissent les classiques Vénitiens masqués de la bauta (masque blanc ou noir), l'éternel Casanova (originaire de Venise) et tous les protagonistes de la commedia dell'arte. Les Pierrot énigmatiques, les Fracasse guindés, les Arlequin tout en couleurs, les Patalone libidineux et les Polichinelle bossus, en passant par les Arturo, les Colombine, les Scapin, les Tortellino, les Trivelin ou les Turlupin.

Foule sur la place Saint-Marc

Pendant la durée du carnaval, les pigeons ne savent plus où donner de la tête tellement la foule est dense sur la place Saint-Marc. Malgré le fait que la brume et le frimas sont au rendez-vous et que la place est souvent inondée, on tente de défier l'hiver en se gavant de capuccino et de vino.

À Venise, oubliez les grands défilés, les feux d'artifice et les spectacles à grand déploiement. La place Saint-Marc et les ruelles et canaux de la ville ne le permettent pas. Si différentes activités sont prévues sur les différentes places de la ville, c'est à la place Saint-Marc qu'on se donne surtout rendez-vous où concours de costumes, spectacles de drag-queens, pièces de théâtre dans la pure tradition de la commedia dell'arte, amuseurs publics, etc. soulignent l'événement.

On vient dans la Cité des doges pendant la dizaine de jours que dure le carnaval non pas tellement pour venir voir un spectacle, mais pour être du spectacle. Les costumes sont raffinés et les masques anonymes. Certains investissent beaucoup de temps et d'argent dans leur costume. Si le plaisir des uns consiste à prendre en photo les meilleurs costumes, le plaisir des autres est de se faire remarquer.

On défile à la place Saint-Marc quand elle n'est pas inondée ou on pose volontiers pour le plus grand plaisir des photographes devant le palais des Doges, au pied du campanile, devant la cathédrale ou tout autre monument, église, palais, pont ou canal qui pourrait servir d'arrière-scène et mettre en valeur son costume.

Le nombre de curieux et de photographes amateurs qui s'attroupent tout autour devient alors la plus belle récompense.

Certains participent, bien sûr, à des fêtes privées organisées lors du Carnaval. Le bar Florian, qui donne sur la place Saint-Marc, est l'un des hauts lieux de rencontre de ceux qui ont les moyens de vivre le Carnaval. Ouvert en 1720, le Florian, avec ses six salons d'une autre époque, se confond avec l'histoire et les traditions vénitiennes. George Sand, Musset, Stendhal, Byron et Balzac y écrivirent quelques-unes de leurs pages.

Le théâtre dans la rue

Si, officiellement, le carnaval de Venise tente de se donner de la classe, il prend malgré tout des allures de plus en plus populaires alors que débarquent d'un peu partout dans le monde des Arlequin qui tètent leur joint et des Colombine paumées en mal de sensations fortes.

Comme au Siècle des Lumières, quand la foule ne songeait qu'aux plaisirs alors que la ville était menacée d'invasion, l'anonymat du déguisement met l'aventure à la portée de tous. Pauvres et riches, jeunes et vieux, hommes et femmes se confondent pendant la durée du carnaval. Pendant le carnaval, chacun se met en scène. Le théâtre est dans la rue.

Car si, dans la haute société, la tradition des bals masqués perdure, dans la rue, certains costumes n'ont plus rien à voir avec la commedia dell'arte ou Casanova. On y croise des Mickey, des Schtroumpf, des Goldorak, des pirates des Caraïbes, des Superman et des Zorro, et la musique que crachent les haut-parleurs est davantage disco que bel canto.

Tant pis pour les intellos et les puristes qui trouvent que le carnaval est devenu une manifestation trop populaire. On vient à Venise pour voir et se faire voir, pour séduire et être conquis, et ce n'est peut-être pas, tout compte fait, très loin de la tradition du Carnaval de Venise.