Le vent souffle sur l'Elbrouz, la plus haute montagne de l'Europe, dans le Caucase russe. Cela fait plus d'une heure que nous gravissons, à l'aide de crampons, une pente raide couverte de neige durcie. Oleg, le guide russe, trace une ligne sur le sol: nous voici à 5000 mètres d'altitude. Nous recommençons à progresser lentement.

Subitement, un homme bien emmitouflé surgit de nulle part avec un gros appareil photo et crie:

«Paparazzi! Paparazzi!»

Je ne peux m'empêcher de sourire sous mon masque de ski: c'est un photographe qui parcourt l'Elbrouz plusieurs fois par semaine pour prendre les alpinistes en photo et leur vendre les clichés par la suite.

 

«Cheese» ! lance-t-il, avec un fort accent russe.

Voilà un bel exemple du surréalisme qui règne sur l'Elbrouz, un sommet pas comme les autres.

La montagne de 5642 mètres fait partie du club sélect des «7 sommets», soit les plus hautes montagnes de chaque continent: Everest (Asie), Aconcagua (Amérique du Sud), McKinley (Amérique du Nord), Kilimandjaro (Afrique), Carstensz (Océanie) et Vinson (Antarctique).

Pour cette raison, l'Elbrouz, un volcan endormi, reçoit chaque année des centaines d'alpinistes. Mais il s'agit d'un alpinisme un peu particulier. Sur la voie normale, on ne trouve pas de passages difficiles qui exigent des techniques d'escalade. Un piolet et des crampons suffisent, ainsi qu'une excellente condition physique et une grande volonté.

Mais surtout, l'Elbrouz est un centre de ski qui fonctionne jusqu'au milieu de l'été. Une série de gondoles et de télésièges permettent de passer du fond de la vallée à 3800 mètres d'altitude sans se fatiguer. Les alpinistes et les planchistes peuvent également se faire déposer à 4600 mètres par une dameuse, en échange d'une bonne liasse de roubles. Les amateurs d'expéditions classiques peuvent être déçus. Mais pour ceux qui gardent l'esprit ouvert et le sens de l'humour, l'expérience est fascinante.

Normalement, pour conquérir un sommet, il faut monter très graduellement pour s'habituer progressivement au manque d'oxygène. Les gondoles du mont Elbrouz sont un peu trop rapides pour accomplir cette tâche.

Nous choisissons alors de faire une grande partie de notre acclimatation dans les vallées et sur les flancs des montagnes avoisinantes. Le plaisir commence là, à passer entre de vieux bâtiments de ferme et des champs de pommes de terre, à traverser des forêts de pins et des pâturages couverts de fleurs sauvages, à croiser des vaches et des chevaux, à entendre le coucou, à admirer des cascades, à monter encore, à apercevoir un troupeau de chamois, et enfin, à prendre une collation en admirant la vallée qui se trouve maintenant à nos pieds.

Après quelques jours de ce régime bucolique, nous empruntons enfin les fameuses gondoles pour parvenir au camp de base, Les Barils. Nous nous installons dans de gros cylindres de métal, peints aux couleurs de la Russie, comptant chacun six lits. On a un peu l'impression de coucher dans un camion-citerne.

Et nous continuons notre acclimatation en faisant quelques randonnées pour gagner de l'altitude. C'est alors que le surréalisme de l'Elbrouz frappe vraiment. Nous marchons très lentement, à la queue leu leu, le souffle court. Nous nous concentrons sur chaque pas, chaque respiration. Subitement, une dameuse nous double avec un chargement de joyeux planchistes. Un peu plus tard, zoom, zoom, les planchistes glissent de tous bords, tous côtés, certains poussant même l'audace jusqu'à descendre en «bobettes».

 

De retour au camp, nous enlevons nos grosses bottes alpines et profitons du soleil sur le pas de notre baril. Nous observons les touristes qui viennent faire un tour au camp de base en empruntant les gondoles. Il y a notamment un groupe de Russes vêtus de façon très décontractée: une dame bien enveloppée défile notamment en bikini à motif de fourrure de léopard.Les choses redeviennent sérieuses lorsque vient le temps de gravir le sommet. La dameuse vient nous chercher à 4h du matin et nous transporte au fameux seuil de 4600 mètres. Nous entreprenons l'ascension à la lampe frontale. Le soleil levant est superbe et éclaire peu à peu les sommets enneigés de la chaîne centrale du Caucase. À cette altitude, nous voyons au-delà la Géorgie, le début de l'Asie.

Subitement, un épais brouillard nous enveloppe. Nous poursuivons quand même l'ascension pour finalement arriver au sommet... dans la purée de pois. Pour la vue, il faudra repasser.

Nous ne nous attardons pas et nous commençons la longue descente, pratiquement plus difficile que la montée. Nous avons la hantise de trébucher avec nos crampons et de plonger la tête la première sur la pente glacée.

Lorsque nous arrivons aux Barils, après plus d'une dizaine d'heures de marche, nous sommes épuisés.

Nous sommes chanceux. Les alpinistes qui s'attaquent au sommet le lendemain doivent affronter du très mauvais temps: un groupe parvient au sommet, mais en rampant en raison de la force du vent. Un autre est forcé de se réfugier dans une crevasse en attendant que le temps se calme suffisamment pour prendre le chemin du retour.

Quant à nous, nous devons faire face à nos propres difficultés: les télésièges et les gondoles sont en panne; il faut redescendre à pied avec nos gros sacs à dos.

Cela nous prend plus de deux heures pour arriver dans la vallée, sur une petite place entourée de cafés et de restaurants. Nous nous attablons pour commander bière, boissons gazeuses et délicieuses brochettes de poulet.

C'est à ce moment qu'un homme que nous ne connaissons pas se présente à notre table. Devant notre air interrogateur, il lance: «Paparazzi!»

C'est notre photographe, qui nous propose ses clichés en échange d'un nombre appréciable de roubles. À notre avis, quelqu'un qui se frotte à l'Elbrouz pratiquement tous les jours mérite bien ce salaire.

Photo: Marie Tison, La Presse

Au camp de base de l'Elbrouz, on dort dans de gros cylindres de métal aux couleurs de la Russie.