Le bourbon, produit depuis plus de deux siècles, est certainement le champagne des alcools américains. Et ce n'est pas l'absence de bulles qui l'empêche d'être en effervescence: cette petite industrie est actuellement en pleine renaissance. Il suffit d'emprunter la route des bourbons pour le constater.

Son nom officiel est le Kentucky Bourbon Trail, mais encore là, ce n'est pas tout à fait exact. Ce n'est pas une route, encore moins un sentier (trail). Ce mélange d'autoroutes, de routes secondaires et de chemins de campagne zigzague à travers les villes et les champs du Kentucky, comme autant de coutures sur une courtepointe vert, blanc et or.

Les longs pâturages clôturés, les écuries fraîchement repeintes et les nombreux, nombreux chevaux sont certainement les trois traits les plus marquants de cet État du sud-est des États-Unis. Outre son populaire derby équestre, le Kentucky a donné ses lettres de noblesse au bluegrass, un gazon particulièrement apprécié des jardiniers qui forme des fleurs bleues, si on lui en laisse le temps. Le bluegrass est aussi un style musical dérivé du country américain, aux accents traditionnels anglais et irlandais.

Pas étonnant que le bourbon soit né dans ce coin de pays. Sa recette est toujours la même, comme le commande la loi. Le bourbon est préparé avec des grains de maïs, qui poussent en abondance ici, un peu comme le whisky et le scotch sont élaborés avec de l'orge.

Un bourbon est considéré comme tel seulement s'il est originaire de chez l'Oncle Sam. Il s'en produit dans plusieurs États, mais les puristes diront qu'un véritable bourbon ne peut provenir que du Kentucky.

C'est qu'il emprunte son nom au Bourbon County, en plein coeur de l'État. La principale ville du Bourbon County se nomme Paris. Comme dans Paris, France. La région porte le nom des Bourbon, la famille royale qui a connu l'apogée de la monarchie absolue et de la domination française en Europe.

Pourtant, aucune grande distillerie n'y est établie aujourd'hui. C'est à Bardstown, un village situé 125 km plus à l'ouest, qu'est produit 95% de tout le bourbon vendu sur le continent, selon la Kentucky Distillers Association. Bardstown est d'ailleurs surnommé la capitale mondiale du bourbon.

Chevaux, musique country et droit divin... Nous voilà résolument au coeur de la fameuse Bible Belt, groupe d'États conservateurs du sud des États-Unis. Traditionnellement, d'ailleurs, le bourbon demeure fortement associé à ces valeurs.

Ce n'est peut-être pas un hasard si cet alcool connaît un vif regain de popularité depuis une dizaine d'années. Le conservatisme américain n'a jamais eu si bonne cote, chez nos voisins du Sud du moins, que durant la dernière décennie.

Cultiver le prestige

La route des bourbons compte six distilleries, parmi la dizaine qui produit les 300 marques de bourbon vendues aux États-Unis: Four Roses, Heaven Hill, Jim Beam, Maker's Mark, Wild Turkey et Woodford Reserve. On peut la parcourir en un week-end, et si on évite les souvenirs vendus partout, cette visite reste abordable. Dans le plus pur style américain, ceux qui retournent à la Kentucky Distillers Association un petit feuillet estampillé par les six distilleries reçoivent un t-shirt officiel.

Naturellement, les distilleries organisent visite après visite, six jours par semaine, à longueur d'année. Le meilleur moment pour les visiter est le printemps et l'automne, quand la chaleur n'est pas trop intense. En septembre, il y a aussi le Festival du bourbon.

Les employés, certains travaillant pour la même entreprise depuis des décennies, se réjouissent de la popularité de cette route ou, à l'inverse, sont royalement irrités par la présence d'autant de néophytes sur leur lieu de travail.

C'est qu'ils déplacent beaucoup d'air, les touristes. Ils s'approchent dangereusement près des bouilloires, explorent maladroitement les étroits rayons où vieillit la précieuse boisson et se plaignent sans cesse de la chaleur élevée partout dans la distillerie. Cela dérange moins les véritables passionnés. Jimmy Russell, maître distilleur à la distillerie Wild Turkey, se fait un plaisir d'expliquer à tout venant comment le bourbon, malgré ses cuves en inox et ses procédés de production dernier cri, est avant tout l'oeuvre d'artisans très minutieux. Ceux-là peuvent passer des années à tenter d'évaluer quelle est la technique de vieillissement idéale pour leur fin élixir.

Selon la règle, un bourbon doit vieillir au moins un certain temps dans des fûts de chêne tout neufs. S'il y reste moins de quatre ans, la loi stipule que cette durée doit être indiquée sur la bouteille. Au-delà, c'est à la discrétion de la distillerie.

Woodford Reserve se veut une des marques de bourbon les plus prestigieuses. Il est produit à Versailles, la ville du Kentucky, pas celle de la France, dans une distillerie historique faite de grosses pierres, rachetée et restaurée au cours des années 90 par la Brown-Foreman Corporation, société mieux connue pour un autre de ses whiskys, un certain Jack Daniels...

La production de Woodford Reserve est minimale: à peine plus d'un demi-millier de barils par mois. Il se produit autant de Jack Daniels en deux heures à peine. Le soin apporté au produit diffère évidemment tout autant: le procédé, de l'utilisation d'un moût aigre (une partie de la fermentation est réutilisée pour donner plus de goût au moût suivant) à l'embouteillage à la main, est le même qu'en 1812.

Son bourbon vieillit en moyenne de sept à neuf ans, après quoi les fûts sont vendus à des producteurs de porto et d'autres alcools, essentiellement européens. Le liquide, lui, est un des bourbons ayant sans doute le plus de caractère sur le marché, sans avoir ce mordant désagréable de certaines marques vieillies plus brièvement. Il dégage un arôme prononcé de bois fumé et de chocolat noir. En bouche, il est légèrement épicé et sucré, avec une finale plutôt sèche d'alcool. Cela le distingue clairement des autres whiskys et, surtout, du scotch, généralement plus doux et vanillé.

Il fait la fierté des amateurs locaux. Pas seulement pour le goût: lié à l'histoire du pays jusqu'à ses premiers présidents, le bourbon a été qualifié de «boisson indigène nationale» par le Congrès américain en 1964. Tout y est: tradition, culture et prestige. Pour le meilleur et pour le pire.